Dans le "Plaisir du
texte",
Roland Barthes place la chanson,
comme la publicité, comme
"l'oeuvre de masse"
du côté des institutions
officielles du langage.
Il lui confère un statut
idéologique, politique de
langage de la répétition. Il en
fait un stéréotype sans
devenir, susceptible d'enfermer
le grand nombre dans cette
émotion contemporaine pauvre,
insensée du ressassement. Si je
commence par cette proposition
et cet auteur, c'est d'abord que
Roland Barthes a beaucoup écrit
sur le langage, sur la voix,
l'écoute, mais c'est aussi parce
que voilà énoncée, en
formulation profonde, élégante,
synthétique ... une grande
partie des thèses, des idées,
des discours les plus répandus
et les plus aisément recevables
sur la chanson, sur les
chansons.
L'industrialisation croissante
du produit musical, de son
support discographique, de sa
reproduction, le
surdimensionnement massif des
spectacles de la chanson ne font
d'ailleurs qu'amplifier ce type
d'approche et cette distance
critique.
Réconfort ou extériorisation,
"la langue enchantée" des
chansons détourne l’enthousiasme
et désamorce la vigilance des
peuples. Depuis le début du
siècle en France et il y a bien
des raisons historiques à cela,
la chanson est attachée à cette
image de médiocre renoncement
tant au verbe personnel, qu'à
l'action collective ; elle est
attachée à cette rumeur vague
faisant d'elle, un
divertissement flottant,
insidieux et passif.
Pourtant a contrario, il vient à
l'esprit bien d'autres exemples
de traditions reconnues. Blues,
Tango, Flamenco, Raï, Fado, dont
la portée expressive n'est pas
déniée, dont la capacité à
bouleverser les "convenances de
la communication", par excès
tragique, excès rebelle,
tumultueux ou excès jouissif est
souvent commentée, si ce n'est
saluée. En fait, l'attitude
s'inverse, lorsque l'on est face
à des objets-chansons "ethnologisables".
Et je ferai l'hypothèse qu'au
bout du compte, si les chansons
sont objets rétifs à la pensée
savante, c'est qu'elles touchent
à la question du langage,
qu'elles ne sont ni textes, ni
paroles, ni musicalité pure et
que leur signifiance, leur trame
sensorielle proviennent pourtant
d'un rattachement hybride à ces
trois éléments. Avec la chanson,
on rompt avec le rapport
rigoureux, ascétique à la fois
rationnel et sacré que les
lettrés entretiennent avec la
langue. Chanter, sans doute,ce
n’ est pas dire autrement,
c'est précisément ne pas dire,
s'inscrire dans ces bribes,
failles, ces ombres du sens,
comme je vais essayer de le
montrer à propos de la chanson
réaliste, cette "exception
française" des années 20-30 ...
suffisamment lointaine pour
qu'on puisse en apprécier les
processus d'émergence et de
réception renouvelée et pourtant
suffisamment proche de notre
langue, de nos valeurs
culturelles pour que l'on ne
puisse pas la "folkloriser"
sereinement comme le blues, le
tango... devenues musiques du
monde.
Cette turbulence introduite dans
le rapport au langage place
alors les chansons sous un
double déni : effacement
récurrent de leur valeur
documentaire et oubli durable de
leur valeur esthétique.
La trace et l'énigme
On connaît la
querelle des perspectives
muséales à propos de l'Art
primitif, dont les objets sont
tantôt présentés, par les
anthropologues, comme spécimens
ethnologiques, et tantôt
présentés par les historiens de
l'art, comme oeuvres à part
entière. Dans le premier cas,
ils sont alors entourés de
commentaires et de supports
didactiques sur le quotidien
tribal, seuls supposés de les
rendre signifiants. Dans le
second cas, ils sont isolés dans
leur "beauté", livrés sans le
guide des contextualisations, à
la seule contemplation
esthétique
.
Il ne s'agit pas, bien sûr, de
se replacer dans cette
alternative à options
incompatibles. Toutefois,
l'hésitation, l'oscillation
entre une approche insistant sur
la stricte portée ethnologique
du matériau, et une approche
insistant aussi sur l'expérience
esthétique, symbolique, sensible
dont le matériau est le vecteur;
se posent à propos de la chanson
en question.
S'il y a oscillation, sans doute
faut-il trouver un équilibre.
Autrement dit, la chanson
réaliste qui nous occupe,
n'est-elle qu'un document,
d'époque, de milieu, de moeurs ?
N'est-elle que l'empreinte,
l'illustration d'une socialité,
d'un mode de vie, datés,
localisés ? N'est-elle qu'une
trace parmi d'autres de ces
pratiques, de ces rituels de
convivialité et d'effervescence
dangereuses, propres à la petite
société Montmartroise du début
du siècle, de ce Montmartre du
plaisir et du crime que décrit,
qu'analyse fort bien Louis
Chevalier
? Cet efficace documentaire de
la chanson est d'ailleurs déjà
considéré comme incertain.
N'est-elle au mieux qu'un
document, disions-nous, ou bien
est-elle, aussi, la mise en
forme singulière d'un rapport
esthétique au monde ?
Participe-t-elle au delà d'un
"art de vivre", à cette énigme -
déchiffrable, indéchiffrable -
de la création ? Est-elle à
l'origine d'une quelconque
nouvelle compréhension, nouvelle
conscience émotionnelle du monde
qui font l'oeuvre.
Trace, document incertain, la
chanson est bien sûr plutôt
envisagée comme énigme hautement
improbable.
Chanter et n'en rien dire.
Si chanter est un
fait culturel à valeur
communielle, rituelle,
symbolique, psychique avéré, les
chants et les chansons sont
pourtant restés bien longtemps
des phénomènes annexes dans
l'approche des sociétés et de
leur histoire. Sorte de bruits
résiduels, de fête, d'ivresse,
de révolte, d'émoi. Sorte
d'éclats de cultures sans doute,
mais bien peu compatibles avec
la raison savante.
Une source insolite.
Pour avoir une
dignité documentaire, objets,
images, gestes doivent se situer
dans tradition de collecte et
s'inscrire dans une logique
d'illustration, de témoignages
ou de preuve. A regarder la
place accordée aux pratiques
chansonnières dans les
recherches en sciences sociales,
on constate qu'à l'évidence, ce
statut documentaire ne
s'acquiert que tardivement, que
timidement, qu'il reste
"essentiellement" marginal.
Pourquoi ?
•La chanson est "objet futile"
sans doute, mais aussi objet
évanescent. Les chansons sont
d’éphémères synergies d'émotions
collectives, intersubjectives.
Trames de souffles, de timbres,
de mots, de voix, de rythmes qui
traversent un lieu, qui se
mobilisent pour une
circonstance, les chansons sont
des objets aériens. Ce ne sont
pas des objets, mais des
évènements singuliers, des
résonances labiles. Bien sûr,
les chansons s'insèrent dans des
échanges ritualisés. Bien sûr,
elles sont fixées dans le
répertoire du spectacle. Bien
sûr, on peut en partie accéder à
leurs enregistrements. Mais
elles restent à saisir dans
l'instant, attachées à
l'immédiateté de la situation où
elles surgissent, adviennent et
disparaissent. En cela, elles
restent des traces vagabondes.
Et si ces dernières peuvent bien
révéler tensions, états,
nostalgies d'un sensorium
culturel, elles n'en laissent
qu'une image futile, un parfum
de mémoire que les analystes,
les anatomistes des moeurs,
romanciers ou savants auront
bien du mal à classer dans leurs
archives, à faire entrer dans
leurs rationalités éprouvées.
•Et même si la chanson va finir
par être considérée et retenue
dans l’argumentation des
ethnologues, des historiens –
d’abord, via les travaux des
folkloristes du XIXe – cette
approche reste problématique.
Claude Duneton qui vient
d’écrire le second volume de
l’histoire de la Chanson
française (couvrant la période
de 1780 à 1860) commence par
énoncer cette précaution qui
n’est pas qu’oratoire : L’histoire
de la chanson n’est pas une
histoire comme les autres …
Quiconque se mêle de ce
travail-là se trouve dans
l’obligation de donner de la
voix – Ne lisez jamais un texte
de chanson sans un air en tête
– car ce qui est distinctif,
fondamental là dedans, c’est que
le son de la voix éclaire le
sens.
Propos simple qui pointe
pourtant bien l’obstacle
fondamental à tout traitement –
non strictement musicologique –
de l’objet chanson. Car, s’il y
a une difficulté à circonscrire
la chanson parce qu’elle
cristallise des effervescences
brèves, la difficulté majeure
touche, toutefois, à
l’appréhension de sa texture
même. Car cette texture est
d’abord orale, rythmique. La
chanson est d’abord un matériau,
une enveloppe, un « miroir », un
geste sonore. C’est une image
bruissante, fredonnante où se
greffent des imaginaires de la
vocalité, du souffle, du tempo…
Elle participe de cette
« mémoire non linguistique »
dont Pascal Quignard parle à
propos de la musique, échappant
aux cadres de raisonnement des
sciences sociales qu’elles
soient historiennes,
anthropologiques ou même
linguistiques.
Plus encore que le document
iconographique, le matériau
sonore est anecdotique. Il peut
éventuellement accompagner la
démonstration, mais lui-même
échappe au noyau explicatif. Il
est placé à côté, ou même en
écho ; mais il est toujours
envisagé comme un au delà, ou
un en deçà de l’interprétation,
il est mis hors portée du logos.
Le paradoxe du document sonore
tient sans doute à sa capacité
d’imposer silence au
commentaire.
Un commentaire éloigné
Cette dérobade
discursive est particulièrement
sensible dans les approches
ethnologiques des chants
traditionnels, approches
d’ailleurs pionnières dans la
collecte raisonnée de ces
« chansons courantes »
considérées comme véritable
réservoir d’appels, de messages,
de liens sociaux inhérents à cet
usage spécifique du langage.
Chant long des Mongols, berceuse
de Centrafrique, chant rituel
des « origines du monde » au
Paraguay, l’édition
discographique récente d’une
partie de ces archives savantes
donne partiellement accès à ce
grand musée des voix humaines.
Toutefois, l’accès à leur écoute
n’est pas l’accès à leur
intelligibilité. Alors, si la
collecte des univers chantés
traditionnels a bien le mérite
de restituer l’importance
documentaire de cette chair
tonale, vocale, mélodique,
rythmique en œuvre dans la
production d’actes et de récits
collectifs, elle a également
l’inconvénient de taire toute
l’expérience sensible,
esthétique qui, peut-être, en
fonde la réception et
l’existence.
Comme en toute perspective
d’inventaire, le commentaire
est, ici, réduit à sa plus
simple expression : une note
d’identification par datation,
localisation de la source et
description de la forme
mélodique. L’effet de
minimalisation du commentaire
est, en la circonstance,
extrême. Le son vient supplanter
le sens. Et tout se passe comme
si, captant la pleine texture du
chant, le document sonore se
projetait dans l’évidence d’un
hors-texte, installait la
souveraineté factuelle,
intraduisible du matériau. Ainsi
face à ce débordement fatal de
la source impensée,
« impensable », le
document-chant tout à la fois
révèle et voile ce qu’il veut
désigner.
Autrement dit, à travers
l’enquête et les relevés
ethnographiques,
ethnomusicologiques de la
chanson-document, doit-on en
conclure qu’à source insolite
correspondrait un commentaire
introuvable ? Ce malaise
interprétatif face à l’archive
sonore des chansons provenant
également de « cette fraude de
la musique » dont parle Jacques
Rancière, de ce qu’il nomme
« son vice radical » à savoir
« son mutisme ».
Non, car la
lacune interprétative sera
rapidement comblée par un
commentaire à propos de
l’entrelacs des contextes de la
pratique chansonnière. Ce sont,
sans doute, les historiens qui,
les premiers, vont admettre
l’importance informative de ces
chansons qu’elles soient
retranscrites sur feuillets pour
le commun, ou bien réunies en
recueil à fines reliures pour
les mieux dotés. Ils sont, sans
doute, les premiers à
s’intéresser à ces fragments du
récit social pour y appliquer le
modèle explicatif de la mise en
contexte.
L’archive n’est plus muette. Le
document retrouve un
commentaire. Celui-ci renvoie au
contexte des lieux, des scènes,
des mœurs, des évènements, des
interdits, des modes, façonnant
les contenus, la couleur et la
transmission des répertoires.
Pour comprendre la chanson, il a
fallu s’éloigner de sa
constitutive oralité.
Mais si l’archive n’est plus
muette, elle est bel et bien
redevenue silencieuse. Les
historiens travaillent dans le
calme de la source écrite, cet
autre document du chant, épuré
de ses voix, de ses
incarnations, de ses musiques,
de ses partitions même, le plus
souvent. Pour retrouver du sens,
la chanson est redevenue un
texte à lire, à interpréter
comme tout autre manifestation
langagière, narration attachée
par ses liens d’espace et de
temps, à une vision du monde.
Lire le document des chansons
Les chansons sont
bien des archives sensibles ,
où s’impriment des synthèses
d’ambiance, des esquisses de
sensations. Elles font bien
résonner les silences, défiler
les lumières et les ombres d’un
moment, d’un lieu, d’un monde
puisqu’à la différence de la
photographie qui arrête le
temps, on pourrait dire que les
chansons, elles, intègrent le
temps. Louis Chevalier évoque
très bien cela à propos de cet
écho des soirs Montmartrois dans
les chansons de Bruant – où
l’on cherche fortune – Au clair
de lune – Autour du chat
noir »…. Autant de dédicaces
à la fraude, à la nuit, aux
plaisirs de l’ombre.
Pourtant, pour établir la
volontaire transparence de leurs
raisonnements, la plupart des
lectures documentaires de la
chanson vont écarter ce
frémissement de l'archive
chantée. Elles vont, autrement
dit, écarter la capacité de
cette dernière, à faire
apparaître, à suggérer des
correspondances esthétiques,
sémantiques entre les différents
langages de la pratique sociale.
Lire le document-chanson, s’est
souvent s’interdire d’ entendre,
de traduire les liens de
connivence entre style du temps
et style du chant. Lire la
chanson comme un document, c’est
délimiter des liens
« environnementaux » de
causalité entre le fait
culturel, le fait institutionnel
et le chant. Sous inutile et
fallacieuse réserve
d’objectivité, c’est aussi,
c’est surtout refuser de
percevoir l’émotion qui vous
atteint ; c’est écarter cette
contagion liant irrésistiblement
le charme et le chant,
cette parenté que nous indique
étymologiquement le latin
Carmen.
Chanson réaliste, chanson des
faubourgs
Précisons que la chanson
réaliste qui m’occupe est plutôt
celle du « deuxième mouvement »
(1920-1935), celle que l’on
fredonne dans
l’entre-deux-guerres, celle qui
cumule les plus lourds stigmates
puisque sa dominante n’est plus
subversive mais sentimentale –
que les larmes y remplacent la
colère – et que leurs
interprètes sont presque
exclusivement des femmes. Damia,
Fréhel, Yvonne George, Lys Gauty ;
Nitta Jô, Berthe Sylva, Marie
Dubas, la Môme Piaf à ses
débuts, voire même Marianne
Oswald. : ces noms connus ou
moins connus sont paradoxalement
liés à des emblématiques
populaires puissantes ainsi qu’à
des images troublantes d’extrême
solitude. Figures de femmes,
figures du peuple, figures de
marge signent ce répertoire. Ces
chants, on le comprend,
combinent bien des raisons
aggravantes d’être dénigrées,
déniées, oubliées.
Pourtant ma motivation de
recherche n’est pas de
m’intéresser au plus
insignifiant. Au contraire, si
cette chanson-là a retenu mon
attention, c’est qu’elle
confirme des processus
d’institutionnalisation du
divertissement du grand nombre,
c’est qu’elle accompagne
l’avènement de nouvelles
sensibilités subjectives et
qu’elle révèle sur d’autres
registres symboliques et sociaux
l’identification à une
communauté de sort ; proposant,
en somme, à tout public réceptif
ce lieu commun de la « chanson
noire », de la chanson funeste à
partager, pour « dire sans
dire » que la vie est une
chienne, une chienne de vie.
En arrière-plan, cette chanson
réaliste, cette pratique
chansonnière nous rappellent à
leurs conditions matérielles
d’apparition : une gestion, une
politique des arts du spectacle
populaire urbain, répondant à
une profonde crise économique,
terreau de tous les affairismes,
cultivant appétits et
désespoirs.
On peut alors confirmer que la
chanson réaliste est fille de la
misère à plus d’un titre. En ces
déterminants les plus externes,
elle renvoie en effet aux foyers
citadins d’une paupérisation qui
touche largement la population
féminine dès son plus jeune âge.
Ce qu’attestent les annonces
aguichantes des marchands de
spectacles, en direction d’une
main d’œuvre ouvrière, employée
au chômage. Ce qu’attestent les
témoignages d’errance des « plus
grandes dames de la chanson
réaliste », telles Damia, Frehel,
Berthe Sylva d’abord, femmes
sans feu, ni lieu, voix de rue
au sens le plus nu de
l’expérience et du terme.
Elle est la « chanson des
gueux », qui a son implantation
géographique circonscrite :
Belleville, Montmartre. Elle a
ses topographies de diffusion et
d’évocation … quartier des
quais, des buttes, des bordels,
des ports. Tous, lieux
d’aventure, d’oubli, de trafic
nocturnes en bordure de la ville
institutionnelle et diurne.
Si l’on délaisse les
déterminants externes pour aller
vers une analyse plus
rapprochées des thématiques
chansonnières, que peut-on
constater ? On constate que la
scène de la chanson néoréaliste,
dont Fréhel est sans doute la
pionnière, en mettant l’accent
sur le jeu de l’interprète, a
également bouleversé message,
représentation et identification
portés par l’univers
chansonnier. Car si cette
chanson a bien toujours parti
lié avec un prolétariat urbain,
ceci s’opère de manière
indirecte. Fini le verbe
subversif des compositeurs
-animateurs des goguettes (leurs
activités sont condamnées,
interdites). Finies les utopies
d’un Charles Gille, qui voulait
soulever le monde ouvrier par la
puissance d’entraînement des
paroles chantées, leur vitesse
de circulation, leur
insaisissable volatilité. La
chanson néoréaliste ne dénonce
ni la peine, ni l’espérance, ni
le soulèvement ouvriers, elle
fait silence sur le politique.
Elle n’évoque plus vraiment de
figures prolétariennes, elle
parle « d’apaches », bande
« chevaleresque » de voleurs
dont le film « Casque d’or »
renvoie bien l’image ; elle
parle de prostituées, de
saltimbanques, ceux que Vallès
nommait « les sauvages de la
ville ». Autrement dit sont ici
convoqués tout un peuple de
l’ombre, un peuple hors la loi …
tantôt plus proches des
personnages hugoliens, tantôt
frères des silhouettes dépeintes
par un Francis Carco dans
« L’homme traqué » notamment.
Argot stéréotypé, foulard rouge
au cou, charge populiste de
connivence…. Monthéus, parolier
de Fréhel, fait de l’anarchisme
un clin d’œil, fait de la
rébellion, un scénario avec
accessoires. Toutefois, le
schéma explicatif de la
dépossession idéologique, de la
dévitalisation politique à la
source de ces chansons-là, ne
suffit pas à rendre intelligible
l’émotion collective qu’elles
firent naître.
Ces chants seront vivement
applaudis parce qu’ils
traduisent la dureté des
conditions de vie, celle des
clivages sociaux – certains de
ces chansons sont parfois de
véritables interpellations de
classe à classe. Mais on les
aimera également parce qu’elles
anticipent sur des inflexions de
moeurs, encore peu dicibles –
rapport à la solitude, à l’autre
sexe, à la drogue, à l’état de
dépendance. Et parce qu’elles
s’inscrivent dans des cultures
d’oubli, de vertige qui – au
delà du malheur social – font
écho à des violences plus
intérieures, violence des
sentiments, de la douleur
intime, se référant, sans se
confondre, au contexte
historique, tourmenté de
l’entre-deux-guerres.
Aussi les chansons néoréalistes,
sont - elles également indices
d’émergence de sensibilités
souterraines … condensant des
niveaux plus secrets de
significations. Alphonse Daudet
qualifiait les chansonniers
Montmartrois « d’amis de
l’angoisse et du malaise de
l’homme »... proférant des
chants pathétiques
insoutenables.
Envisager l’œuvre : c’est
envisager une poétique
Au delà du strict
commentaire de contextualisation,
choisir d’entendre la chanson
réaliste non plus seulement
comme un document
ethnographique, mais comme une
œuvre … c’est prendre la liberté
d’en comprendre la puissance
initiatique.
•C’est retrouver l’écart, la
tension se manifestant entre vie
et création esthétique, dans ces
métaphores chantées du monde.
•Ce n’est plus seulement
parcourir le sens interne des
chansons - via l’analyse de
contenu de leur répertoire.
C’est aller vers le sens intime,
le plus silencieux de cet art
expressif.
•C’est replacer la chanson –
petit art maigre du verbe –
dans les grands débats
esthétiques, politiques du
naturalisme, du réalisme, de
l’expressionnisme qui alors,
commencent à se socialiser.
Parler de poétique de la voix
réaliste, c’est déclarer que la
démarche exploratoire supplante
le seul éclairage explicatif, le
schéma qui saisit cette « vague
chansonnière » sous le double
processus de son
institutionalisation et de sa
marchandisation ; voire qui la
saisit, même, dans ce mouvement
sourd de réorientation des
idéologies et des énergies
emportant cette « foule
sentimentale », éduquant « cette
foule » nationale, sortie d’une
guerre pour entrer dans une
autre, au premier tiers du
siècle.
Toute poétique interroge le
langage. Interroger la chanson,
sous cet angle, c’est entrer
dans un imaginaire de la langue
qui met la voix aux avant-postes
du verbe ; et cela en
s’éloignant tout aussi bien des
visions instrumentalistes qui
considèrent la voix comme simple
phoné, que des visées
« idéalistes » estimant le
langage sous les seuls points de
vue du signifié et du signe.
Envisager une pensée de la voix
– cette forme paradoxale et
fuyante du sens – constitue
l’horizon théorique large de
cette approche de la chanson.
Curieusement alors que de
nombreuses études sémiologique,
littéraires appliquées au poème,
à l’acte même du dire et de
l’écriture se sont engagées dans
cette problématique de la
vocalité de la langue,
différente même de son oralité,
les études historiques,
ethnologiques ou musicologiques
consacrées à la chanson, évitent
le plus souvent de questionner
sa dramaturgie vocale. Peut être
parce que la voix comme
phénomène sonore, y est
finalement trop présente.
Pourtant les chanteuses – qui
nous occupent-là – ont pour
ancêtres désignés par le Caf’
Conc’ les pierreuses, les
diseuses, les goualeuses …
autant de manières de prendre la
chanson au plus près de son
« grain », de son corps
d’inflexion ou de diction.
Pourtant les chanteuses – qui
nous occupent-là, ont souvent, à
leur début, été stigmatisées
pour leurs cris, puis magnifiées
pour la valeur iconique de leur
gouaille, de leur timbre. Aussi,
la particularité de leur statut
dans l’histoire des chansons, la
particularité de l’écho de leurs
phrasés, de leurs déchirements,
nous invitent-elles, sans doute,
à goûter la chanson par sa
dimension jouissive, oubliée, à
découvrir centralement la
chanson par l’heuristique de la
vocalité.
Il importe alors de constater
qu’écouter, que comprendre la
chanson dans la voix, elle-même
entendue comme cet audible du
sens devançant et débordant la
chaîne parlée, permet bien de
changer de registre discursif et
sémantique.
Développer une pensée spécifique
de la parole de cette voix
réaliste, de ces voix dites
« illégales » de la mélodie
chansonnière, au regard de la
précision lyrique, c’est accéder
à l’idée de leur œuvre. Œuvre
qui, d’un mot, peut être
caractérisée comme naissance,
comme dévoilement d’un théâtre
populaire de la subjectivité,
donnant – et ce, dans une
radicalité originale et rare – à
voir la voix, « cet affect de
dire le vivre », comme la
définit Henri Meschonnic, la
voix d’un sujet tragique et
pluriel.
Œuvre du théâtre plébéien de la
voix, disions-nous – cela
suppose la conquête d’espace de
création et de contemplation.
Dans les goguettes, tout le
monde chantait, désormais on
écoute les chansons. La
chanson-spectacle naissante a
creusé l’écart symbolique et
spatial entre l’artiste et son
public. Dans cette distance qui
s’affine du Caf’conc’ à la scène
du Music-hall, s’opère un double
déplacement des sensibilités de
réception :
•Le silence se fait autour d’un
nouveau mode d’expression, celui
de la chanson interprétée,
donnant à voir le scénario d’un
geste, d’une diction.
•La lumière cerne la voix qui
s’élance ; la voix, ce mode
sublime d’apparition,
d’exposition du corps troublant
de l’interprète.
Ce sont de nouvelles synergies,
mêlant fascination et complicité
qui émergent alors entre
l'artiste et son public. Il y a
là une expérience plus
admirative, plus sentimentale
d’une chanson qui s’impose dans
le triomphe du regard et du
toucher vocal. Ce sont surtout
des femmes - des femmes venues
de l’expérience vocale cruciale
du chant des rues - qui vont
être les interprètes, les
médiatrices de ce nouveau
sensorium esthétique,
initiant leur auditoire à cette
métamorphose de la chanson,
devenue chant intériorisé,
incarné.
Phénomène inauguré par Yvette
Guilbert, sous des modes plus
légers dans l’ambiance du
Caf’conc’, ce lyrisme visuel de
la voix va prendre toute son
amplitude avec, précisément, le
registre sombre d’un néoréalisme
où l’accent marqué d’un
désespoir lourd, la traîne de sa
dureté vocale importent plus que
les mots, portent au delà du
message, dans une confidence
intimiste.
Yvonne George, l’amour de Desnos
chante ses complaintes acerbes,
parée d’un fourreau de velours
sombre. Damia invente, sous le
halo des projecteurs, la
silhouette emblématique de la
chanteuse réaliste à robe noire.
C’est dans l’élaboration de
cette théâtralité de l’ombre et
de la lumière que vont se
détacher le visage, les mains,
le souffle de l’interprète ; que
toute cette expressivité du
geste et de l’âme va pouvoir
surgir comme nouvel espace
d’écoute du chant.
Écouter une voix, c’est aussi la
dévisager, la suivre dans le
sillage de sa « réverbération
acoustique », à travers les
tensions, les ébranlements, les
hésitations du corps. La scène
de la chanson néoréaliste, va
enchâsser l’œuvre de la voix
plébéienne en un véritable écrin
qui porte à accueillir les
vibrations du chant sur les
frémissements du regard, des
lèvres ; qui porte à cueillir
le chant sur le paysage mobile
de la face. Décliné sur la peau
de la voix, le récit réaliste
opère désormais en catharsis
rapproché, définissant une
nouvelle configuration
esthétique des jeux de miroir
entre l’artiste héroïsé et
l’auditoire captif.
Dans cette scénographie
ritualisée de la voix – que Piaf
portera à son acmé doloriste -
sinon christique - le récit
réaliste mène vers des zones
plus obscures du chant, vers un
audible enfoui des déchirements,
des larmes, des abandons, vers
les silences, les cris
universalisables d’une plainte
primitive, vers l’écho prolongé
des deuils, vers les tourments
d’un sujet tragique.
Avec la dramatique de la voix en
vedette, c’est toute l’émotion
exacerbée de la douleur offerte
qui peut déployer ses
compassions, ses implorations,
ses cruautés. Ce théâtre
chansonnier est aussi un théâtre
de la cruauté. La focalisation
sur la voix, sur sa puissance
coïncide dans cette chanson
populaire-là, avec l’apparition
de la subjectivité, avec
l’apparition d’un pathétique
individualisé. Avec l’avènement
du sujet par le cri. Mais ce
sujet n’est pas un sujet
désincarné. Noyé dans ses
sensations, ce sujet est un
corps, une chair au monde pétrie
de troubles, de craintes, de
désirs inouïs.
Cette voix réaliste qui parie
sur l’empreinte d’un
timbre, l’évocation d’un souffle
contre le seul pouvoir des mots,
cette voix réaliste qui dit
« J’ai le cafard »
, « Moi je m’ennuie »,
« J’ai bu »,
« J’ai peur »
est toute préoccupée
d’obsessions existentielles,
captant bien aussi quelque chose
de la poétique expressionniste
des arts littéraires, filmiques
ou picturaux du temps.
Mais ces chants nocturnes
emportent dans un même élan
ténébreux et le sujet et
l’histoire. Ivresse de la chute
,
prédications funestes,
brûlures du désamour,
ou bien complainte des
catastrophes collectives :
ces chansons instillent des
images de course à l’abîme où
fraternisent destins privés et
destins nationaux. Gouffre de
l’histoire ou bien gouffre de
l’âme se confondent dans une
même solitude d’être, un même
désarroi. Ces chants sont voix
d’une tragédie multiple où se
croisent dénuement personnel et
dénuement social. Ces voix ont
leur parole spécifique où se
répondent tragédie de l’Ego et
tragédie du monde …
De l’histoire à l’épure
Oscillant
entre réalisme noir et lyrisme
expressionniste, travaillées
tant par les fantômes hugoliens
des Misérables que par les
appels baudelairiens à la nuit,
au néant … la parole de ces
voix, corps perdu du
langage, les dires sans dire de
ces chansons populaires sont
entrées en débat avec l’art
lettré. D’abord ces
femmes-interprètes vont
elles-mêmes, dans leur vie,
susciter l’attention
d’intellectuels marginaux qui,
tel Carco, Marc Orlan, Colette,
Cocteau, Van Dongen, Desnos vont
en retraduire les figures dans
le roman, la toile, la nouvelle,
le poème.
D’autre part si l’imaginaire
vocal de cette chanson
appartient au passé, il est
pourtant sans cesse réactualisé.
D’autres horizons d’attente en
réinventent non seulement la
nostalgie, mais également la
pertinence au présent. Ainsi,
Cora Vaucaire a fait réentendre
Fréhel, Catherine Ribeiro, Piaf,
Juliette Greco, Damia. Récemment
Cécile Caussimon, sur d’autres
tonalités, dans d’autres
remaniements symboliques reprend
un répertoire tragique,
réaliste, acide. De très jeunes
chanteuses, auteur-compositeur
s’exercent dans ce registre,
dans des concerts de province.
On pense notamment à l’exemple
de Jeanne Cherhal pour la région
nantaise. On voit ainsi cette
chanson s’inscrire dans des
modes de continuité détournée.
Enfin d’autres pratiques
artistiques, celles du théâtre
contemporain plus
particulièrement, s’emparent de
ce « patrimoine » Ces spectacles
proposés par des troupes
régionales replacent la chanson
réaliste dans la symbolique
large de l’Art expressionniste
qui s’affirme dans le premier
tiers du siècle, mais dont les
angoisses subjectives, sociales
et politiques font écho à celles
de cette fin de millénaire, puis
à l’aube incertaine du siècle
qui s’ouvre. On se situe dans
un double jeu de renvoi qui fait
exploser sur cette scène-là,
avec une vigueur inattendue,
dans une rythmique de Rap, la
très célèbre mélodie J’ai le
cafard chantée par Fréhel et
Damia. On réentend alors,
celle-ci, subitement dépouillée
de nos habitudes d’écoute…
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