Sol majeur, la mineur
Les
chansons - art bref ou simple
clameur du moment[1]
- condensent l'action et le
temps. Contraintes à la
miniaturisation des plaisirs et
des drames, à l'épure des récits
et des traits, les chansons
seront, dans l'histoire des
peuples, ordonnatrices de
forces, amplificatrices
d'ardeurs. Forces rythmiques,
sensitives. Ardeurs
fusionnelles, combattantes. Que
la chanson puisse être ce miroir
des passions publiques et cela
de la taverne à la rue, dans les
rapprochements des chantiers,
dans les rages des échauffourées
ou dans les transports de la
fête, c'est d'abord ce que nous
allons retenir.
Notre idée directrice sera alors
la suivante : dans cette
économie sensualiste des
énergies dont témoignent les
chansons populaires européennes
et nord-américaines notamment[2],
quelle est la place occupée par
l'image et le chant des femmes ?
En première approche une place
en retrait, comme semble
l'indiquer ces quelques croquis[3]
- tendres ou persifleurs - de
servantes, de filles,
d'ouvrières qui, sur quatre
siècles, vont dessiner le profil
social restreint de ce féminin
de la plèbe dans le paysage
sonore des chansons. Pourtant de
tels archétypes de la servitude
ne sauraient résumer la part
féminine d'un univers populaire
des chansons où les femmes sont
aussi figures de mœurs aux
désinvoltures plutôt
déroutantes, puis deviennent,
dès leur entrée dans les cafés -
concerts, de véritables icônes
vocales accédant très vite aux
lumières de la scène, après la
première guerre mondiale
essentiellement.
Car l'image, le spectre musical
du féminin, l'imaginaire du sexe
de la voix chantée, chantante
débordent largement l'anecdote
narrative des couplets et des
refrains. Sil faut bien sûr
compter avec Perrine[4]
qui était servante, avec Jenny
ouvrière[5]
et Nina[6]
- humble vendeuse de fleurs[7]
- ce n'est pas pour s'attarder à
l'inventaire des petits emplois
des filles et femmes du peuple,
c'est davantage pour
s'interroger sur la note
fondamentale de ces portraits :
sans doute un horizon coutumier,
légendaire de correspondances et
de troubles spécifiquement
mobilisés par l'association de
la femme et du chant, et cela
qu'elle y soit simple présence
évoquée ou bien interprète,
voire même auteure-
compositeure.
Compassion farouche d'Antigone,
longue plainte de Médée,
exaltation des soprani, des
cantatrices dès les premiers
opéras : on constate en mode
mythique, sur le temps long, la
création d'intenses affinités
entre les personnages féminins
et la catharsis vocale.
Éloignées
de la parole débattue dans la
Cité, les femmes participent,
depuis l'antiquité, à la
figuration héroïque des
inflexions tragiques, puis
lyriques de la voix, ce
mouvement, ce moment d'unité de
l'être au monde. D'un côté la
dénégation du Verbe, de l'autre
une quasi parité[8]
d'invocation. Ici, nous ne
pouvons que prendre acte de ce
double registre[9].
Et ceci pour mieux souligner
l'enchaînement récurrent,
durable du féminin au corps de
la voix, ce contour bruissant du
tissu langagier. Sans oublier
l'ambivalence encore…puisque si
Schéhérazade peut suspendre le
temps, sauver sa vie grâce à la
soie de ses mots, les Bacchantes
dans leurs vociférations,
anéantiront toute musique. Alors
s'il existe bien une puissance
d'appel et de sidération du
chant féminin, elle advient plus
particulièrement :
- A travers "ce don des larmes"[10]
qui blesse et console ; tel
celui qui, pour exemple, nourrit
tout autant la mélancolie usée
d'une Cesaria Evora,[11]
que la douleur mordante d'une
Gribouille[12].
Tel encore ce chant des femmes
roms de Hongrie, propre à
enlacer les chagrins des filles
et fils du peuple nomade.
- A travers cette énigme du
ravissement. Ravissement
suprême, sacral lorsque l'on
évoque - Ô Gilda, Ô Norma, Ô
Desdémone - les grands rôles
emblématiques des prima donna,
des casta divas les plus
fameusement inspirées du Bel
Canto[13].
Ravissement plus ambigu sans
doute, quand il s'agit des muses
imparfaites de la chanson, cet
Ange déchu de la musique.
A travers cette incandescence du
tourment. Tourment de la vie
dissoute c'est Yvonne George[14],
c'est Fréhel[15]
entraînant leurs mélodies dans
leur infini désastre, ou
l'inverse, à Paris, dans les
années mille neuf cent trente.
Tourment de la vie lynchée[16]
: c'est ailleurs, Billie Holiday
interprétant pour la première
fois Strange Fruit,[17]
au Café Society à New-york en
1938.
En effet, s'il y a bien mixité
psychique de la voix, il y aura
division sexuelle, connotation
sexuée des gammes sémantiques,
des chromatismes expressifs dans
les chansons et les chants. Sur
base de civilisation duelle,
dissymétrique des genres
masculin/féminin, on peut dire
que la portée d'embrasement du
chant des femmes réside en un
dévoilement des affects du
déchirement[18];
ce qui tend à inscrire et
imposer la voix chantée des
femmes dans cette catégorie des
voix de possession.
Comme dans la peinture, drapés
classiques, baroques[19]
contiennent les mouvements, les
couleurs, sculptant à même la
toile, une métaphysique de la
lumière souple et du pli, ces
voix féminines auraient en
charge de retenir en leurs
modelés, leurs reliefs, les
ombres imprévisibles des visages
et du fleuve. En ces ombres
phoniques, rythmiques les traces
de lumières originelles,
d'images tutélaires : celles de
la mère, de l'épouse, de
l'amante transfigurées par le
langage de la stylisation
musicale. Dire que l'œuvre de ce
chant-là reste liée, en
expérience lointaine de stupeur
et de chaleur, à l'alphabet de
ces souverains corps à cœurs,
permet non seulement d'opérer
des coupes transversales
d'échos, mais permet également
de préciser notre questionnement
à propos de la texture, de la
fibre populaires des chansons et
des chanteuses, au centre de
notre recherche.
De très nombreuses traditions du
chant populaire européen[20]
sortent de l'expérience de ces
vies où l'on manque de tout,
sauf peut-être des siens et
d'éphémères plaisirs de l'être-ensemble.
Timbres, paroles, et musiques
font corps avec ces dénuements,
font œuvre de leur morsure à
vif. Comment les femmes
vont-elles exister dans cette
langue crûment plébéienne du
chant des peuples ?
D'abord, on voit les femmes des
chansons, sous condition de
genre, apparaître dans une
infinité de scènes, de tableaux
avec variation d'esquisses
parfois grivoises, parfois
courtoises de la domesticité de
domicile ou d'auberge. Lisette,
soubrette, lingère, Fanchette,
cordière, chiffonnière, Suzon et
autres cousettes, fileuses,
Toinette ou Toinon parcourent en
besogneuses, en amoureuses ou
ribaudes, les compositions des
chantres du Pont- Neuf, puis
celles des auteurs des cafés
chantants en vogue durant le
second Empire. A côté du grand
peuple salarié, conjointement
salué dès 1851[21],
par le chansonnier Pierre Dupont
et le poète Charles Baudelaire,
elles fredonnent stéréotypes,
soupirs, esquives, déconvenues
d'un peuple du service. Ne
seraient-elles pas, en ce cas,
gravures d'estampes de cette
autre plèbe, "ces larbins
d'Ancien Régime", ce peuple que
l'on tiendra en peu d'estime, à
l'aulne nationale des cultures
politiques, ouvrières de
l'époque … et au delà.
Puis, sous augure de Pieta ou de
pécheresses, des chanteuses-
emblèmes d'un prolétariat
mutique, donnent leur version du
drame, offrant dans leur
présence vocale, une
intimisation du souffrir à
partager. Nous questionnons ce
changement de registre de la
sublimation des maux. Comment
immergées "dans le grand corps à
corps, côte à côte et face à
face de la vie"[22],
des chansons dites réalistes et
des femmes désignées comme
"fortes chanteuses"[23],
pour reprendre les premières
appellations des salles de
spectacle de la fin du XIX°
siècle, vont - elles réfracter,
styliser bien des mutations du
sentiment public de l'essentiel
? Il faut ainsi se demander
comment ces chansons - femmes
d'en bas vont, entre cri et
prière - en noirs autographes,
donc - accompagner, rehausser
cette métamorphose populaire des
passions décisives et secrètes ?
Et bien plus tard, à partir des
années 1970, dans un temps de
basculement des forces sociales
vers une politisation du privé,
émergent des répertoires d'auteures-compositeures-interprètes
faisant entendre une verve
dissidente, "extravagante" sur
le destin des femmes. Claire,
Gribouille, Anne Sylvestre,
Catherine Ribeiro, Colette
Magny, Michèle Bernard, Brigitte
Fontaine, Juliette éveillent une
autre poétique. Toutes sont
rattachées à la mémoire longue
du chanter des femmes. Pourtant,
entre les notes, entre les
lignes flottent de nouvelles
mélancolies, des rires décalés,
une insolence …Dans ce chant
renouvelé du genre, nous
interrogeons ce qu'il capte
d'images d'un peuple féminin
rêvant de sororités politiques
et musicales. Mais il s'agit là
- à distance du grand public, le
plus souvent - d'autres figures
militantes du partage solidaire,
d'évocations plus lettrées à
référer au prisme des peuples
opprimés du monde.
La romance interrompue
On a pu dire que la romance,
mélodie précieuse de tendre
inspiration, avait
paradoxalement été la
chanson-phare du dix neuvième
siècle naissant[24].
Après le sang, la dentelle celle
de l'élégie. Du Premier au
Second Empire, accompagnée à la
harpe, au piano dans les salons,
sur les trottoirs à l'orgue de
Barberi, la romance domine[25].
Mais si le siècle est
romantique, il est aussi marqué
par une industrialisation rapide
et une paupérisation accrue. Les
plus démunis vont bientôt, dans
la chronique sonore des villes,
inscrire des timbres, des récits
de plus rugueuses factures :
éternel retour de la complainte,
onde de choc de la Commune.
En effet, c'est le prolétariat
urbain, en ses épreuves rudes,
qui est au centre de la chanson
populaire, à l'aube du vingtième
siècle français…et cela pour
quelques décennies encore. Mais
ce feu commun des relégations,
des carences, des inquiétudes
-"on avait faim comme des loups"[26]
- connaîtra deux types rivaux de
flamboyance. D'un côté, la
chanson sociale, humanitaire[27],
écritures d'hommes - ouvriers
d'imprimerie, du bâtiment,
journalistes, commis -
convaincus par le poème
didactique du chant ; défendant
ce répertoire au sein
d'associations, de goguettes
actives jusqu'à la seconde
guerre mondiale. Et sur l'autre
versant, des chansons
réalistes, chansons vécues[28],
voix de femmes - en errance -
jouant des fulgurances,
murmures, lueurs pathétiques
d'un chant qui, dans les salles
de concert, atteindra son acmé
dans les années trente.
On imagine aisément que la
chanson sociale égrainant
héritages républicains,
communards, socialistes et
libertaires - celle qui
enthousiasma Lénine lors de son
exil à Paris[29]
- et la chanson réaliste à
scénarios largement fatalistes,
passivement dénonciatrice tout
au plus, soient culturellement
discordantes. Chanson
prolétarienne, chanson des
pauvres gens. Les mots font
sonner la différence…Pourtant,
l'une et l'autre n'évoluent pas
sous un régime de simple
d'opposition du masculin au
féminin, qui dirait surtout
chansons robustes contre
chansons tremblées et conclurait
muse rouge contre larmes noires.
Ce rouge et ce noir là parfois
se côtoient. Alors plus que
l'évident clivage de ces deux
univers chansonniers, ce sont
les points incertains de leurs
voisinages et recoupements que
nous souhaitons dégager.
La chanson dite sociale,
humaine, humanitaire ou de
révolte déploie de grandes
trames où se succèdent "des
labeurs puissants"[30],
"des masses profondes"[31],
"des corps exploités"[32],
des "Jean la plèbe"[33],
des "fils de la glèbe"[34],
une multitude de "sans sou ni
maille"[35],
vêtue "d'obscurité et de suie"[36].
Rouge, la chanson sublime les
fardeaux et les résistances d'un
peuple dont elle ne gomme
pourtant pas totalement le
féminin. Au contraire. La
prolétaire n'est pas le
prolétaire et ces textes
commencent à le dire vraiment.
Ouvrières à domicile,
couturières en grève vénérant
l'aiguille qui aide à soutenir
leurs droits[37],
parias de l'extrême[38]
les femmes exemplaires de la
chanson ne sont plus les
domestiques. Une fois leur
ouvrage différemment qualifié,
elles deviennent alors compagnes
d'une plèbe industrielle que le
rêve politique peut magnifier,
comme en témoigne au mieux, cet
hommage[39]
précisément dédié à :
« Celles qu'on oublie
Qui
ont les yeux rougis
Par
la fatigue et par les veilles
Dans
leur misérable et triste logis
Leurs
doigts légers font des
merveilles.
C'est
un salaire de misère,
Une
aumône de quelques sous
Que
reçoit chaque mercenaire
Il
faut augmenter ce salaire
Entendez-vous… »
Celles qu'on oublie, en
l'occurrence … ce sont les
ouvrières à domicile, comme
l'indique le sous-titre de cette
chanson composée par Xavier
Privas, celui qu'on surnomma
« le prince des chansonniers »
dans les cabarets de Montmartre
au début du siècle dernier,
l'ami de Gaston Couté, cet autre
barde de l'injustice.
Plaçant sœurs, filles et femmes
dans cette geste d'avenir des
foules faméliques mais
insurgées, les chansons sociales
retouchent, dynamisent - bien
avant la première guerre
mondiale - l'image d'un peuple
féminin, ce que fera, sous des
modes à la fois plus ambigus et
plus marquants, la chanson
réaliste. Si ces groupements
amateurs « de la chanson
vraiment peuple »[40]
des « goguettes fraternelles »[41]
proposent une image sonore
modifiée des femmes de la plèbe,
c'est que ces dernières vont
entrer comme parolières et
interprètes dans le chant de
l'épopée sociale.
Il y eut Germaine Sillon[42]
avec ses sonnets
antimilitaristes. Il y eut Maud
Geor[43],
Germaine Cailor, Jane Monteil
dont on salue "les voix chaudes,
caressantes, enveloppantes comme
une sonorité de violoncelle,
sachant traduire la poésie des
âmes faubouriennes[44]".
Leur audace pionnière ne manque
pas d'évoquer la hardiesse
inaugurale des égéries de la
chanson babouviste[45],
nous rappelant alors - et seules
les archives s'en souviennent -
que les femmes citoyennes,
quelques-unes du moins[46],
sont entrées dans la chanson
populaire iconoclaste de combat,
dès le Directoire.
Comme en tout chant populaire[47],
la part de l'ombre y creuse ses
méandres. Les chants vigoureux
de l'Idéal et des "poteaux"[48]
n'excluent pas la leçon des
ténèbres. "Souvent, au milieu
des chansons sociales se
glissait une note moins soufflée
de béatitude, un chant
douloureux".
« Les meules ont l'air d'écraser
Du
silence dans leur torpeur
Et
le butoir ankylosé
Crible
de la nuit sur mon cœur
Mon
cœur déjà si plein de nuit
Et
que le silence poursuit
Toujours,
toujours depuis le jour
Où
finit mon dernier amour.
L'odeur
du buis, l'odeur du glas
U
n temps de neige, un soir
d'ivresse
M'attristent
moins que la tristesse
Des
moulins qui ne tournent pas. »[49]
Les plus anciens témoins[50]
repensaient alors à Gaston Couté,
cet enfant perdu dans la
révolte, qui interprétait, rue
de Bretagne, en plein Marais,
« sur une estrade drapée de
velours cramoisi[51] »,
Va danser, La Julie jolie et Les
moulins morts. Car Gaston, le
truculent, le beauceron, le
patoisant sera aussi cette voix
taciturne d'un peuple paysan.
Mais c'est également Xavier
Privas, Jehan Rictus, Henri
Picard, Eugène Bizeau le
vigneron, le libertaire qui
vont, dans leurs chants de
révolte, d'indignation, penser
les défaillances du rêve,
suggérer la présence de ces
« siroccos personnels »[52]
dont la fantomatique oppressante
régnera dans la chanson
réaliste.
Moments couleur de mélancolie
sauvage au Lapin Agile, Gaston
Couté qui hurle, mais ce n'est
plus de rage, « le désespoir
secret de chacun » ; Francis
Carco décrit combien, avec ses
compagnons de plume et de
chansons, ils firent de
fréquents voyages dans les plus
obscures ruelles du cœur : « Il
y avait des soirs où nous étions
tous ivres et quelques-uns de
détresse, d'un abandon affreux
mais il n'y paraissait pas. Sans
le pauvre Couté /…/on se fût
peut-être aperçu de rien. Mais
il criait souvent et très
fort/.../pour arrêter le
scandale, nous chantions
aussitôt à tue-tête, et dans la
salle on ne s'entendait pas »
…
Chanson rouge et chanson noire -
politiquement éloignées -
tissent la toile d'un tragique
populaire dont le réalisme
poétique affranchi, inquiet,
envoûtant d'après trente six …
condensera le plus pur :
chansons de Marianne Oswald,
images de Marcel Carné.
Entre ces deux étincelles du
chant populaire, il y aurait
donc de rares mais réelles
symétries, celle de la parole
émue, de ce qui s'évanouit,
« dans les cieux assombris »[53].
Puis, à cette parenté
d'ambiance, il faut ajouter
d'autres échanges. De même que
compositions et prestations
circulent entre cabarets
montmartrois et cafés ouvriers
chantants, de même les paroliers
du « peuple souverain » vont
rencontrer les grandes
interprètes réalistes des salles
parisiennes…Elles porteront plus
haut, plus loin quelques
refrains vifs ou cruels. C'est
Fréhel, la « reine des
apaches », l'amie de Marianne
Oswald chantant les couplets de
Montéhus, les airs de Gaston
Dumestre. C'est Damia reprenant
La veuve de Jules Jouy sur une
musique de Louis Loréal,
militant des cafés chantants ;
c'est Damia encore créant Tout
fout le camp, chanson pacifiste,
en 1938.
« Nous sommes maîtres de la terre
Nous
nous croyons presque des dieux
Et
pan ! Le nez dans la poussière
Qu'est-ce
que nous sommes des pouilleux »[54]…
C'est Paul Groffe, ancien
ouvrier métallurgiste,
républicain et pacifiste au
répertoire d'Eugènie Buffet avec
Le cabaret de Marianne, en 1923.
C'est aussi bien Piaf aidant
François-Henri Jolivet à publier
ses Chansons sociales et
satiriques en 1956, au soir
impécunieux de sa vie. Don des
mots, don des souffles,
attachements, hommages, mémoires
interférentes. Souvent clivés,
ces deux registres de la chanson
vont parfois côte à côte,
jusqu'à l'invention féerique
d'une osmose. Maud Geor,
l'enchanteresse de la Muse Rouge
et Yvonne George, la belle
« plus belle qu'une étoile »,
amie de Robert Desnos,
l'interprète de Hardi les gars,
Pars, Le petit bossu ne faisant
qu'une seule et même personne.
Elle aurait « avec sa voix qui
prenait aux tripes »[55]
chanté dans les milieux
libertaires, avant ses succès de
scène à l'Olympia en 1925. Cette
image d'une chanteuse réaliste
traversant, en passagère
clandestine, la chanson sociale,
est un rêve sans doute. Le rêve
de May … May Picqueray, l'aïeule
anarchiste que nul hélas, ne
confirme et que le maigre indice
d'une complainte acerbe ne
saurait valider.
« Et si je me marie
Et
que j'ai des enfants
Je
leur cass'rai un membre
Avant
qu'ils aient vingt ans
Je
ferai mon possible
Pour
leur gagner du pain
Le
restant de ma vie
pour
qu'ils n' soient pas marins … »[56]
Depuis longtemps par nécessité,
on chantait, à gorge déployée,
dans les rues ; les chanteurs
exerçant un de ces petits
métiers de passage, tenant aux
carrefours, dans les cours, la
place de mendiants actifs.
Durant le dix neuvième siècle,
période où l'historien Claude
Duneton précise que « beaucoup
de belles voix »[57]
furent contraintes à cet
expédient, le personnage de la
cigale, de la Malibran des rues
prend forme sociale et
affectuelle.
«
D'un tartan vers la taille étreinte[58]
Ecoutez-la
sous les autans
Est-ce
soupir, menace ou plainte?
Sa
voix a d'étranges accents.
Nous
sommes aux jours de fringale,
Bourgeois,
fermez bien vos maisons ;
Mes
sœurs, les petites cigales,
Ont
fini leurs chansons. »
Déracinée, affamée, déambulant
la chanteuse des rues symbolise
la pauvreté radicale au féminin.
Dans la chanson, elle est la
figure matricielle d'un peuple
en rupture de tout bien et de
tout lien. Portant ses
infortunes comme un cilice, à
même la peau, à même la voix
qu'elle livre au chaland, elle
devient près de sa sœur de
dérive, chanteuse du trottoir.
« Cette voix de douleur
appartient à une pauvresse qui,
au milieu de la chaussée,
marche, chante et de temps à
autre s'arrête pou ramasser les
sous qu'on lui jette de tous les
étages/…/Née à Paris, d'abord
décolleteuse de cuivre, obligée
de quitter ce métier à cause des
émanations de métal qui
dévorent/…/un soir de détresse
infinie et l'estomac vide, elle
est allée au hasard des rues et
en renfonçant ses larmes, elle
s'est mise à chanter/…/
Passants, qui êtes émus, donnez
à la Malibran des rues, car
c'est la voix de la misère
faubourienne dans sa détresse
inexprimable »[59].
Sous la plume de Jehan Rictus,
toute l'allégorie biographique
du chant de la mendiante, est
là.
Entre les deux estompes-
saltimbanque ou prostituée- de
la femme plébéienne, chacune,
corps de pauvre, pauvre corps et
corps public de femme à la rue,
il existe bien des affinités. Ce
qui n'échappe ni à la chanson
sociale, ni à la chanson
réaliste. Pour l'une, elles sont
les emblèmes injuriées du
prolétaire dont le chant doit
graver la peur et la peine à
l'eau forte. Pour l'autre, la
pauvresse côtoie la gueuse dans
une même danse de pitié érotique
qui constitue l'un des charmes
troubles de ce répertoire. A
moins que les deux morales ne se
mêlent dans quelques couplets
libertaires qui, croyant dénouer
le conformisme - on pense à
L'amour facile de Charles gille,
à L'amour libre de Paul
Paillette, à la Déchéance
d'Eugène Bizeau - s'en tiennent
au même air de complaisance sur
« les Vénus en haillons ».
Détails de genre
|
|
Dans
le canevas de la chanson
réaliste, un véritable
nuancier de défaites,
défaites des
personnages, défaites
des rencontres, défaite
insensée de l'être. Au
centre du motif, il y a
une femme vagabonde,
tant désenchantée,
peut-être damnée qui,
sous exposition
scénique, chante sa
manière « d'aimer et
mourir » au pays
chaloupant des
guinguettes et de
l'accordéon. Sur fond de
misère du monde,
toujours, mais en
références, tropes et
représentations
modifiées. |
Complaintes et chansons
sociales, nous l'avons
développé, gardent bien trace de
ces vies "à la marche sans but",
dans les figures de rue
rémanentes de la cigale, de la
lorette ou de la mendigote. Mais
les chansons réalistes vont
proposer une autre dimension à
ce miroir de l'histoire
populaire. En effet, ce
répertoire sombre va, pour la
première fois systématiquement
rehausser, transcender
peut-être, en figures
ritualisées de scène, ces
figures de vie aux marges de
l'égarement, du désœuvrement, du
licite, de l'effacement. Ces
figures de vie prolétaire aux
marges de la vie dé-figurée …
figures de prolétaire sans
prolétariat, cette fois ;
autrement dit figures isolées
du cri sans rêve d'avenir
auxquelles on donne, de plus en
plus exclusivement depuis la fin
de la première guerre mondiale,
un visage de femme, un visage
bouleversé. Ainsi peut-on en
quelques traits saillants,
restituer le synopsis de cette
métamorphose des passions alors
en gestation et dont la chanson
réaliste instille le murmure et
l'éclat.
« Ce n'est pas la guitare que
j'entends quand il joue,
j'entends quelqu'un qui hurle,
qui me parle, mais pas du tout
une guitare, toujours la
mélancolie de quelque chose qui,
à chaque instant, s'efface ». A
la manière de Romane,
guitariste, évoquant la musique
de Django[60],
on pourra se demander : Que
peut-on entendre dans une
chanson ? De quelle métaphore du
monde est-elle l'air, la danse
et la chair ? La chanson se
nourrit de cultures tacites …
celle du battement, du pas, de
l'oreille, du soupir, du ton du
regard, du geste. Elle
appartient à ces « cultures
d'avant la lettre »[61]
et comme telle se rattache à
l'archéologie des peuples et du
populaire. Plus proche d'une
aistesis[62]
rythmique, plastique que des
langues lettrées, comme toute
musique, elle est médium et
message des silences. Aussi, un
tel art pourra t-il atteindre
des cimes passionnelles, une
puissance ignée, dans l'histoire
et la culture de ceux et celles
qui, d'ordinaire, par habitude,
nécessité, résignation ou
lassitude immense se taisent.
Si la chanson n'est jamais plus
grande que lorsqu'elle devient
parade contre l'oppression,
l'aliénation, qu'elle se fait
archet contre le fusil, arme
pour désarmer l'ennemi[63],
elle peut toutefois accéder à
d'autres grandeurs. Moins
héroïques. Moins épiques. Ce
sera le registre de la chanson
réaliste - geste poignante de
descente dans les zones
sous-marines d'une détresse.
Quand pleure mon violon, pleure
aussi mon cœur chante tout
simplement Schnuckenack
Reinhardt, pourtant cette
symbiose relève d'une alchimie
complexe. De fait, si cette
chanson réaliste elle-même
correspond bien à l'un de ces
rares moments où le travail
musical s'accorde à des
symbolisations profondes
projetant l'onde stylistique
vaste du chant d'un monde, c'est
qu'elle est aussi le creuset
d'une double transfiguration :
transfiguration théâtrale et
transfiguration sémantique des
archétypes populaires du chant
dont voix et mythes féminins
vont justement être les relais
de circonstance.
Sur base marchande, la chanson,
en ces débuts du siècle dernier,
commence l'aventure de sa
représentation spectaculaire.
Pour la chanson réaliste, c'est
toute sa substance dramatique
qui s'en trouve chamboulée. De
source vitale, d'objet de
transmission, d'impulsion de l'être-ensemble,
elle devient texture, couleur,
personnage à contempler, aimer,
haïr en tous sens et sensations
: l'éloquence d'un gestuaire,
les vagues désirantes,
invocatrices d'un timbre, les
faces palpitantes d'un visage,
l'espace d'un décor. Dans cette
représentation, la chanson
devient lumière, image et graphe
de la vocalité … elle se donne à
voir, intègre des valeurs
picturales[64].
Obscurités des ruelles, du
firmament, images carmin du soir
pour la rage et le crime : la
chanson réaliste devient toile.
Chanson à voir, elle est déjà
chanson à peindre[65],
portant son « habit de lumière,
dans l'ombre du chagrin »[66]
chantera Léo Ferré.
« Le passé balayé », « les
amours oubliées », la cavale,
les galères et toute solitude
bue, les interprètes de la
chanson réaliste sont comme des
éphémères, des ombres en suspens
dans le vide de leur chant. Par
un cumul d'écart à la vie
confortable et aux bonnes mœurs[67],
elles incarneront l'étrange
énergie du cru, par rapport à la
civilisation du cuit. Devenue
figure de scène, la vie ténue
des "paumés" se transforme en
fable de l'ensauvagement
inspiré. Sous une double
modélisation. L'ensauvagement
des meurtres et des délits. La
vie prolétaire exténuée,
s'efface ; l'exclu menacé prend
l'allure menaçante du voyou. La
chanson, la chanteuse
s'accordent avec Jules, Gino,
Dédé et autres gueules d'amour,
bons danseurs et sinistres
gigolos.
L'autre versant de cet
ensauvagement inspiré, c'est le
modèle des délaissés, des
vagabonds. Forains, abandonnés
dans le froid et la faim, mais
aussi nomades primitifs d'une
route sans fin, rappel d'une
errance, elle-même symbole d'une
« humanitude » où toutes les
marges et bohèmes - chanteuses
d'en bas, saltimbanques d'à
coté, mécréants en dehors des
pistes - peuvent, dans les
métaphores des chansons,
fraterniser … comme en celle-ci,
bien plus tard …
« Ce sont de drôles de types qui vivent de leur plume
Ou
qui ne vivent pas, c'est selon
la saison
Ce
sont de drôles de types qui
traversent la brume
Avec
des pas d'oiseaux sur l'aile des
chansons…/
Leur
femme est quelque part au bout
d'une rengaine
Qui
vous parle d'amour et de fruit
défendu »...[68]
Monde de la poisse, bistrots
louches, hôtels de passe et
sordides garnots … les gens de
peu redeviennent des vauriens.
L'utopie du prolétariat ne passe
pas la rampe, on garde les
refrains "des mômes de la
cloche"[69].
Et voilà triste, gaie ou bien
saoule, la figure des vaincus.
Mais ceux qui ont perdu
l'avenir, ont pourtant gagné en
universalité de compassion, de
com-plainte - en l'occurrence -
dans le miroir retrouvé de
l'antique destin dont le chant
des femmes est le messager. Le
temps n'est plus, reste le passé
immense, son empreinte océane
dans le regard et la voix d'une
Fréhel par exemple, dont le film
de Jean Duvivier[70]
conserve l'étonnante archive.
|
|
« Parmi
les gueux et les
proscrits
Les
émigrants au cœur
meurtri
Il
dira, regrettant Paris
Où
est-il mon moulin de la
place Blanche
Mon
tabac et mon bistrot du
coin
Tous
les jours, pour moi,
c'était dimanche
Où
sont-ils les amis, les
copains ?
Où
sont-ils donc[71]?... |
Tandis que la chanson de Scotto
se déroule sur son rythme de
java, tandis que la caméra se
rapproche, c'est toute la transe
de la mélancolie que l'on lit,
que l'on espère sur le visage,
le masque vocal de Fréhel,
peut-être la plus puissamment
habitée par cette fin de rêve
d'un entre-deux mondes. Le temps
n'est plus, reste l'ivresse
chatoyante, folle, anomique de
l'instant. Des mondes sociaux
disjoints peuvent s'y associer
ponctuellement dans la chanson.
Débine d'en bas et débauche d'en
haut paradoxalement se
rencontrent, en épisodes brefs -
"amis de hasard que le hasard
sépare"[72].
La bamboche orgiaque, l'étau de
la douleur donnent la mesure.
Certaines chanteuse deviennent
étoiles de haute noce. Non que
les distances sociales et
symboliques s'amenuisent, mais
entre confusion des marges,
partage crédule des bohèmes,
attrait des contraires et même
ultime enlacement des
lassitudes, des œuvres
filmiques, poétiques,
romanesques nous signalent que
des transferts se glissent, que
des langages de figuration de
cet Autre de la fange
s'ébauchent, que des langages de
sublimation de cette altérité
bannie resurgissent.
Sur de nouvelles traductions,
sur de nouveaux malentendus, le
peuple se fait de nouveaux amis
! Dans la civilisation des
lettres notamment. Celle-ci est
en mal d'un style primitif
perdu, les chanteuses populaires
lui en offriront les plus
envoûtantes allégories.
En témoignent Colette,
s'attardant au portrait de
Fréhel[73],
Robert Desnos[74]
ébloui par Yvonne George, Jean
Cocteau par Edith Piaf et Suzy
Solidor. Chacun(e), pour ces
dernières prendra le lyre
d'Orphée. Si l'on sait que Mac
Orlan , que Francis Carco aiment
à célébrer leur tendre
préférence pour le monde des
filles et de l'accordéon, il est
plus inattendu, de croiser, dans
la littérature anglo-saxonne,
Virginia Woolf élégante et
lointaine aristocrate, en
révolte contre "l'illusion
réaliste", mais livrant au fil
d'un monologue intérieur très
fluide, cette lyrique apparition
de la chanteuse des rues, sous
un ciel londonien des années
1920[75]
:
La chanson primitive se
déversait en ruisselets qui
s'enroulaient sur le trottoir et
tout au long de Marylebone Road,
descendaient vers Euston,
fertilisant le sol, laissant sur
leur passage une empreinte
humide ; de sa main serrée, elle
agrippait sa jupe, et elle
sourit en empochant son
shilling, et tous les yeux
indiscrets qui la dévisageaient
semblaient ne plus exister et
les générations se succédant -
le trottoir était bondé de
bourgeois pressés -
disparaissaient comme des
feuilles, faites pour être
piétinées, trempées, macérées et
transformées en humus par cet
éternel printemps…
C'est ainsi que la passante
hagarde des rues prend ici
l'ampleur d'une figure
tellurique ; épiphanie
intemporelle faisant corps avec
la terre, elle est principe
féminin et cosmique. Toutefois
si dans cette efflorescence
créative autour de la chanson,
Virginia Woolf choisit - proche
en cela de la topique freudienne
de la femme archaïque -
d'imaginer la pauvre chanteuse
en totem géant du vivant, de
l'organique, et de
l'engloutissement natif, les
chanteuses de la scène réaliste
seront, elles, bien davantage
inspirées par les messages d'une
religion populaire tournée vers
les grandes sanctifiées, les
grandes icônes d'une théologie
mystique, réactivée durant cette
période de la III° République[76].
Fréhel, Piaf vouent un culte
déclaré à Sainte Thérèse de
Lisieux, celle qui a inversé
Dieu en image bienveillante de
la toute - puissance maternelle,
celle qui vénère un Christ de
Miséricorde, épris seulement
d'amour sacrificiel.
A côté des pauvresses, des
filles de la plèbe, la chanson
rouge exaltait une héroïne ; une
femme guerrière, une être
affranchie[77],
à la nudité altière, aux mœurs
et aux amours sans nostalgie …
un petit équivalent métaphorique
de la liberté[78]
d'Eugène Delacroix, avec en
prime, un zeste de libertinage à
l'envers du tableau. La chanson
réaliste n'a pas cette hardiesse
de l'Idéal, mais elle s'enracine
dans le clair obscur du présent
: cet imaginaire du féminin
compris entre dévotion et
abjection.
Elle se bâtit essentiellement
sur le tissage immémorial,
obsédant de la féminité
catholique : sur fil de trame,
le thème de la Madone, sur fil
de chaîne, celui de pécheresse …
mais toujours en leurs nuances
les plus oblatives, les plus
humainement abandonnées. Et
c'est grâce à ces
interprétations d'orante, grâce
à leurs chants traversés par une
tradition mystique affective,
qu'au delà de l'antique image du
destin, ces femmes vont ouvrir
l'espace d'une nouvelle
intériorité du souffrir,
qu'elles vont incarner, dans
l'art populaire, cette
métamorphose des passions, qui
est en œuvre tout au long de ce
premier tiers du siècle dernier.
« Je chante
jJe
suis saoul
Très
saoul
Çà
n'a pas d'importance
Aujourd'hui,
Demain,
Peu
importe »[79]…
Peu importe oui, puisque
l'instantané musical refonde
l'accord communautaire, qu'il
enveloppe toute peine de son
manteau. Et si bien des cultures
populaires de la chanson
européenne ont pour axe le thème
du malheur, cette alarme du
chant est aussi rite de partage
; ce malheur fait chœur[80].
Il est tourment jeté dans
l'effusion de l'entre soi.
Or la chanson réaliste de scène
rompt avec cette plainte
collective. Elle inaugure - sous
modalité plébéienne - un chant
de solitude plus individuée[81],
un chant du pâtir, appréhendé
dans sa dimension subjective …Ce
chant transgresse le fier tabou
des larmes. Il dévoile
l'intimité radicale de la
douleur d'aimer et mourir[82].
On a changé de répertoire
pathétique. Ces femmes
déclassées, souvent brisées,
font basculer le chant de la
déploration du sort commun vers
l'épanchement des blessures
secrètes.
« Mon
cœur est au coin d'une rue
Et
roule souvent à l'égout
Pour
le broyer les chiens se ruent
Les
chiens sont des hommes, des
loups /../
Mon
Dieu que votre créature
Ne
souffre plus. Reprenez là. »[83]
Parfois, elles vont plus loin
dans l'épreuve sacrificielle du
chant. Souffle vif et cœur mort,
elles chantent comme on chavire,
comme « on marche dans la nuit »[84),
tandis que l'on franchit les
crêtes inouïes des déchirements.
Ceux qui l'entendirent cette
nuit-là ont cru entendre
quelqu'un chanter de l'au-delà.
Et ce soir là, devant le
Versailles, à New York, une
foule religieuse et vampirique à
la fois étaient venue contempler
la douleur de la reine Piaf…
C'est au Versailles aussi,
qu'elle tituba et se mit à
crier I am a dog, I am a dog[85]
Dans ces chansons circulent la
métaphore d'une extase. La voix
y est donc objet de fascination
par excellence. Les chanteuses
en question la découvrent comme
" vertige d'une indépendance",
comme "évasion", comme "un autre
monde", une consolation, comme
"un pouvoir sur les autres",
"comme les adolescentes
découvrant brusquement leur
beauté" déclare Monique Lange
dans son ouvrage sur Edith Piaf[86].
Les observateurs, critiques,
journalistes, hommes de lettres
en saisissent la gravitation
pulsionnelle - on parle pour ces
femmes de voix venues du sexe[87],
de voix venues du ventre[88].
Puis à l'inverse, ils en
décrivent la céleste iconicité :
Sa voix, c'était un cri d'amour.
Sa foi : elle irradiait comme
sortie d'un tableau du Greco[89].
Trop de corps ou trop d'aura,
voix - femelle ou voix de
l'ange, le chant de ces femmes
recèle toute l'ambivalence du
sacré. D'un sacré, ici, bien
caractérisé par les stigmates de
la féminitude et par l'énigme de
la sauvagerie. Car ce chanter
survient dans l'expérience brute
de la rue. Ces chants sont
incultes, ils adviennent sans
maître de chant. Ils semblent
être de la nature de ceux qui ne
s'apprennent pas, si ce n'est
« dans le ventre de la mère »,
comme le raconte les familles
gitanes de musiciens andalous,
abritant ainsi les virtuosités
et l'âme de la voix dans les
origines du monde, les baptisant
ainsi des valeurs sacrées de
leur source utérine et de leurs
emprises maternantes.
Ces voix d'imploration sensitive
ont aussi de violentes
vociférations. Elles sont la
plaie et le couteau, le ressac
mélodique d'un délire d'abandon
qui cherche à submerger son
destinataire idéal, attendu ou
encore bien assis sur « son
siège canné qui touche la scène »[90].
Dans ce sublime d'en bas, les
chants parlent de descente aux
enfers, l'ange y décrit sa chute[91].
Comme en tout paradigme de la
féminité sacrale ( ô Salomé ) le
pur à l'impur se mêle - et
paradigme aggravé pour elles,
pour raison sociale - ces
glorieuses ne chanteront que le
cantique de leur propre
déchéance, captant un peu de la
puissance d'envoûtement du
martyr. Et si Piaf est en ce
sens, la plus exemplaire, toutes
les chanteuses réalistes sont
poursuivies par ce théâtre
primitif de la souillure. La
Pierreuse, rôle convenu du
music-hall fournira le costume
« jupe noire, corsage échancré,
des bas en toile d'araignée, un
turban rouge au cou et sur la
tête la traditionnelle perruque
en casque, où saigne un camélia »[92].
Et tous les avatars de
Marie-Madeleine, gueuse,
rageuse, aguicheuse, amoureuse,
droguée, trucidée, suicidée
feront florès dans la chanson et
cela, en des nuances farouches
et funèbres dont la plume lucide
et âpre de Colette semble se
rapprocher, et cela à la
différence des visions adoucies
ou goguenardes de la petite
prostituée de Montmartroise
diffusées ultérieurement par
l'hagiographie filmique[93]
ou littéraire[94]:
« L' espèce n'est pas rare, en
pays montmartrois, de ces filles
qui crèvent de misère et
d'orgueil, belles de leur
dénuement éclatant /…/ gaies,
saoules, la dent prête, jamais
douces, jamais tendres, boudant
au métier et "travaillant" tout
de même. Les hommes les
appellent "sacrées petites
charognes" avec un rire de
mépris complaisant, parce
qu'elles sont de la race qui ne
cède pas, qui n'avoue ni la
faim, ni le froid, ni l'amour
… »
La chanson rouge avait pour
quête imaginaire et motif de
foi, la figure ouvrière de la
révolte. La chanson noire, celle
de la solitude victimaire. Via
l'archétype de la femme
hors-la-loi sociale, familiale
et morale, la métaphore
prolétarienne du manque s'est
creusée en figure originelle de
la perte …Au delà de cette
allégorie de l'abîme, tous les
effondrements, arrachements du
vivre sont appelés en cette
exposition du sentiment, lieu
d'un échange moins collectif
qu'intersubjectif. Chanteuses du
peuple, elles traduisent un "je"
féminisé de la passion, dont le
dévoilement constitue l'un des
centres émotionnels de l'époque.
Images d'ascension en
catastrophe, menaces d'éclipses,
scintillements d'étoiles dont la
nouvelle industrie du spectacle
vulgarise déjà la mode et le
désir, visages et voix d'un
tragique christianisé, ces
femmes ambivalentes, non
pacifiées seront les figures
certes éphémères, toutefois
incandescentes d'un de ces
moments forts de partage entre
plebs et populus. En témoigne ce
rappel de la vague de leurs
chansons dans les œuvres de
haute culture …
«C'est
fou ce qu' j' peux t'aimer
Ce
qu' j' peux t'aimer dès fois
Dès
fois j' voudrais crier…/
Car
je n'ai jamais aimé
Si
jamais…/
C'est
sûr que j'en mourrai…/ »
Ce refrain est posé en lisière
lancinante, murmurée du poème
Durassien de l'amour et de la
mort dans Savannah Bay[95].
Le souhait d'Alain Resnais pour
le scénario d'Hiroshima[96]
: je veux que cela ressemble à
un chanson de Pïaf témoigne
encore de cet rare effort de
convergence vers un sens commun
de la beauté et de la culture.
Et c'est justice pour celle -
Madame Edith Piaf - qui aurait
pu prendre pour devise Ma seule
histoire d'amour, c'est vous.
Echarpe qu'une autre déroulera,
plus tard …
Comme le fil d'une faux…
La chanson féminine du déchirement, après le
Libération, va épouser d'autres
formes, plus distanciées, sur
des scènes plus confidentielles.
Certes, Edith Piaf continue à
subjuguer par la puissance du
corps singulier de sa voix et
l'on cherchera longtemps après
elle, à reproduire "ce miracle"
de l'envoûtement de la chanteuse
populaire. Mais dans les
cabarets de la "rive gauche" des
année 1950-1960, si l'on
maintient l'accordéon et l'orgue
de barbarie, si Cora Vaucaire,
Catherine Sauvage chantent
toujours Aristide Bruand et
Montmartre, si Barbara, à ses
débuts, reprend les succès de
Xanroff, d'Eugénie Buffet, d'yvonne
George, si Sabine Sabouraud,
jupe noire et foulard rouge
rejoue le personnage de la
pierreuse sur la scène de L'Ecluse,
c'est désormais en demi-teintes,
pour garder trace de langues
enfouies, pour prendre, en
tonalités affinées, la mesure
des choses passées.
La poétique de l'interprétation
s'est déplacée des implications
physiques, radicales de la voix
vers les suggestions du phrasé
et l'aura du verbe. On a renoué
avec les caractéristiques
françaises d'une chanson qui
privilégie le sens et cela, de
la tradition des goguettes à
celle des caveaux.
Et c'est dans la mouvance de ce
retour "artisanal" de la chanson
à texte que des femmes, auteures
- compositeures - interprètes
vont s'engager pour faire
entendre des passions, des
indignations, des tumultes hors
loi du genre. Sur ce registre,
Anne Sylvestre sera l'une de
premières iconoclastes qui fera
courir, en son répertoire, toute
une farandole de prénoms
féminins :
Pauline,
Ronde
Madeleine,
Madelyne,
Jeanne-Marie,
Mathilde,
Marie
Géographie,
Clémence…
Autant de prénoms anciens,
autant d'occasions de chanter le
basculement de la vie : la fin
du tragique[97], l'amour plus léger[98], l'avenir ouvert[99]. Cette trame allégorique des prénoms scelle d'ailleurs le lien
entre les figures ancestrales du
petit peuple des servantes,
cousettes, lingères ou autres
employées à domicile de la
chanson traditionnelle et les
nouveaux horizons féminins
rebelles dont l'auteure se fait
ouvertement porte-parole.
Dans "le portrait de mes
aïeules", qui possède la grâce
fluide d'une chanson de toile,
qui juxtapose entre "Mathilde au
piano" et "Madelyne avec son
bonnet à tuyaux", des tableaux
intimistes à la manière des
maîtres hollandais, l'auteure-compositeure
exalte cette continuité des
mondes féminins de l'histoire.
« Je
vous appelle à la rescousse
Je
vous appelle à mon secours
Femmes
en qui j'ai pris source
Mais
dont l'image tourne à court
Qui
ne demeurez dans l'histoire
Que
sous la forme de portraits
ô
vous dont l'œuvre dérisoire,
jour après jour, se défaisait
Je
vous appelle et je commence
derrière l'immobilité
De
vos maintiens de convenances à
deviner la vérité
Et
quand monte en moi la colère que
désespérément
Je
crois retrouver au bout, la
lumière
C'est
vos visages que je vois »[100]
Les figures de femmes que ce
chant met en filiation semblent
d'ailleurs plutôt se référer à
des enchâssements ruraux, des
ascendances petites-bourgeoises,
provinciales aux ardeurs
sourdes. C'est ce peuple de
femmes aux maisons bien rangées,
aux vertus ménagères qui est
convié à la subversion des mœurs
et à la nouvelle dynamique
solidaire. De chanson en
chanson, s'égrène tout un
paysage d'alliances sororales
fabuleuses, initiatiques qui, de
rondes en berceuses, défont et
refont le monde en plus
harmonieux. La dimension de ces
peuples, peut-être devenus pour
quelque temps, ou pour quelque
illusion, peuples - sœurs est
plus affective, plus maternante,
plus tactile, plus rieuse que
républicaine. Mais ce chant du
grand sentiment sororal est
aussi celui de la souveraineté
du sujet. De fileuse, de
brodeuse la femme de la chanson
est devenue centre de la toile …
«Je suis le centre du motif
Je
suis l'araignée prise au piège
Je
suis l'égoïsme tardif…"
déclare Anne Sylvestre, en ce
refrain enchanté de
l'indépendance, elle-même
chantera plus tard encore
l’écrire pour être égoïste, pour
se dissoudre dans les mots[101].
Cette première génération de
parolières - interprètes[102]
est contemporaine de l'émergence
politique du féminisme. Leur
chant, sans être strictement
militant, est porté par ces
débats publics. Colette Magny,
Anna Prucnal, Claire mettent
leur insolence dans le combat.
En effet, c'est plutôt l'énergie
d'une émotion étranglée par le
sarcasme qui guide leur pas et
leur voix. Il est vrai que la
mise en dérision des servitudes
et des pouvoirs, la maîtrise du
rire critique - après le partage
des larmes- le voyage dans la
géométrie de l'absurde
s'inscrivent bien en rupture
sacrilège des règles du genre
sexué de la pratique
chansonnière. C'est sans doute
Brigitte Fontaine, baptisée la
diva hors- la - loi qui maniera,
au plus loin, ces outrances « du
rire fou », baladant ses
chansons imprévisibles en tenues
de scène extravagantes, en tenue
de voix acérée, précise « comme
le fil d'une faux »[103].
Comme en cet exemple :
«J'ai
perdu
Mon
chapeau et mon caleçon
J'ai
gagné
L'amour
fou du roi des lions
J'ai
perdu
La
raison, le chemin
J'ai
gagné
L'art
de délirer sans fin
Y'
a une drôle d'odeur dans la
cuisine.
Y'
a une drôle d'odeur dans la
cuisine"[104].
Comme en cet autre, encore :
« je sais même pas parler un langue étrangère
J'ai
pas fait un travail sur mon
corps
Et
je suis incapable de passer
l'aspirateur
Parce
que je suis conne »[105].
Les femmes qui chantent, en ces
gammes, depuis les années 70-75,
ne font pas qu'accompagner le
mouvement des mœurs. Elles
proposent d'autres dires, un
Autre féminin et d'autres
féminités.
« Reste - t- il en vos cœurs une braise,
Femmes
de silence et de vent.
Les
mots ne souffrent pas qu'on les
taise
Si
longtemps.
Lors
cueillir ceux qui flottent dans
l'air tout près.
Prenez
ce chant à quatre mains
Le
courage vous viendra bien … »[106]
&
« Je
cherche un compagnon de race
Un
insoumis congénital
Déchiré
Habité
De
verbe à naître, d'amour à
crever.
Et
puis un autre encore,
Un
autre encore.
J'ai
le ventre plus grand que les
yeux ..."[107]
Il n'est bien sûr pas question
de suivre toutes les variations
de cette mosaïque chansonnière
qui réfracta ponctuellement
fait divers, événement, épopée,
lyrisme, utopie, chronique
ordinaire et puis soubresauts
policés de cette histoire. Nous
aimerions seulement nous
demander d'une part si cette
prise de parole musicienne
constitue bien une transgression
durable de style et de sens,
dans l'art de chanter le destin
des femmes ? En outre, il faut
se demander dans quelle mesure
ce chant dissident des genres,
peut encore s'entendre comme art
du peuple.
Difficile d'opérer quelques
coupes dans cette production
diversifiée, foisonnante, mais à
s'y risquer cependant, on
constate d'abord que plusieurs
auteures-interprètes de la
première[108],
puis de la seconde génération[109],
placent leurs chants dans le
sillage et la demeure des
grandes voix populaires
féminines. Que ce soit sous
forme d'une réinterprétation des
thèmes "classiques" de la
condition féminine fixée par le
répertoire traditionnel[110],
sous forme de réadaptations des
chansons emblématiques d'une
Yvette Guibert[111],
d'une Eugénie Buffet, d'une
Edith Piaf[112],
sous forme encore d'une
composition originale sur le
thème précis de cette filiation
réenchantée - on pense, en
particulier, à rimes féminines
crée par Juliette Noureddine,
dite Juliette - ce répertoire
s'écoute aussi comme miroir de
résonances.
En effet, il semble que la
langue musicale de ces auteurs
vienne parfois se ressourcer -
images vocales et traces
sémantiques comprises - aux
figures matricielles d'un chant
de femmes. Ainsi cette langue,
de chansons en chansons, laisse
t-elle flotter dans l'air
quelque aistesis de la
connivence ordinaire de l'entre
soi féminin, faisant alors à sa
manière, surgir un peuple … de
l'art modeste des chansons.
Temporalité chansonnière et (ou)
temporalité des symbolismes
sexués, l'utopie, dans ces vies
de femmes chantées, s'adosse aux
lyrismes du passé. Si plusieurs
de ces auteurs s'avancent comme
filles des peuples-chanteurs,
comme héritières d'un féminin
pluriel en eux, c'est également
avec l'écho des chants de
douleur (Brigitte Fontaine,
Juliette, les plus démesurément
bouffonnes, sont aussi les plus
funèbres[113])
; c'est également avec
l'évocation d'héroïnes
révolutionnaires historiques,
continuant ainsi à puiser à
cette sève des inflexions rouges
et noires[114],
issues en France, du XIX° siècle
industriel, de ses révoltes et
de ses répressions.
Dans ce faisceau des lumières
noires du chant féminin[115],
attachées au dialogue de
l'amour, de la mort, de la
perte…on retrouve Barbara,
Catherine Ribeiro, mais aussi
Pascale Vyvère, Isabelle
Fontaine, Jo Lemaire, Anouk,
Martine Kivits etc, pour ne
prendre en contrepoint, que des
interprètes presque anonymes
ayant entre 30 et 40 ans. Même
si les univers musicaux sont
très différents, elles chantent
toujours la sublimation de ce
destin tragique …La douleur qui
fascine et le plaisir qui tue…Un
tragique intime qu'on pourrait
dire débarrassé de son aspect
victimaire, et pourtant pas
totalement. La figure
allégorique de la prostituée
déchue et de la délaissée
suicidaire sont toujours là. On
est toujours dans " le soleil
noir de la mélancolie" atténuée
par les nuances assagies de la
tristesse. Une tristesse plus
pensive aussi.
"Entre l'homme aux photos
Sur
la table de nuit et le corps
familier allongé sur le lit,
Il
y a trente ans de bouts de
ficelles abîmées par le temps,
Pour
maintenir au port un bateau qui
fout le camp
J'ai
pas vu le temps passer
Les
enfants ont grandi
Je
les vois moins souvent, juste
pour garder les p'tits
Et
je vieillis sans haine Comme a
vieilli ma mère,
Vaincue
par le miroir sans avoir fait la
guerre."[116]
Sagesse du partage des larmes,
chant se maintenant dans
l'économie d'une plainte
assourdie, libération d'une
érotique aux notes graves - il
suffit de se remémorer
l'interprétation âpre et
frémissante de Catherine Ribeiro
dans « Qui a parlé de fin » -
ces chants portent l'ardeur, le
trouble des existences inquiètes
… vacillement, crise où s'ancre
leur proposition émancipatrice,
et par conséquent leur dimension
d'art populaire et cela malgré
leur discrétion sur les scènes
multimédiatiques. En ligne
d'inspiration croisée ou
parallèle, ces chants
féminins-là sont aussi gardiens
d'une mémoire politique
féminine. Michèle Bernard, dans
ses dernières chansons, retrace
le chemin de Louise Michel,
militante, exilée, rêvant de
peuple libéré et d' humanité
renaissante :
« Sous les niaoulis
Louise
apprenait à lire
Aux
petits-enfants de la Canaquie
Sous
les niaoulis
Sous
les niaoulis
Louise
à quoi rêvait-elle
Loin
des barricades et loin des
fusils
Si
loin du pays[117]… »
On ajoutera donc à la sororité
de l'entre soi, du tragique,
celle de la raison. Car en ces
figures matricielles du chant
féminin se recomposant, si l'on
a trouvé les figures du deuil,
on trouve plus rarement, mais
fermement affirmées, les figures
pionnières de ce demos féminin
citoyen de l'Agora inséré dans
les heurts et les débats de la
chose publique. Dans ce
registre, l'histoire de la
chanson témoigne à la fois de
l'ancienneté du thème et de
l'ambiguïté de son traitement.
La femme libre[118],
titre de 1896, contant les trois
épisodes républicains de
l'émergence d'un peuple féminin
souverain, nous en décrit en
mode rieur, l'impossible
réalisation.
« Monsieur Chaumette au Club plaçait ce propos de calibre…
Est-il
bête ce Condorcet
Qui
veut la femme libre ! Molière
avait cent fois raison
La
faridondaine, la faridondon
Qu'elle
tricote, çà suffit, Biribi
A la
façon de Barbarie,
Mon
ami »
Enfin,
Mesdames, voulez-vous trancher
tous ces problèmes
Ne
comptez jamais, entre nous,
jamais que sur vous-mêmes
Portez
culotte sans façon,
La
faridondaine, la faridondon
Et
le bonnet rouge aussi, Biribi,
A
la façon de Barbarie,
Mon
ami »
De ces couplets seule subsistait
la version paillarde. En 1996,
Chantal Grimm, Arlette Mirapeu,
Elisabeth Boudjema en chœur,
leur redonnèrent couleur
révolutionnaire et démarche
altière sur fond de mandoline,
d'accordéon diatonique et de
percussions.
Le vol de l'oiseau
A suivre cette déclinaison
féminine de la chanson, a
contrario des associations trop
hâtives, on découvre l'écho
musical d'un rapport sensitif,
moral, social non apaisé au
monde ; cela même qui en
délimite les puissances motrices
et émotives. On peut toutefois
penser que les modulations
contemporaines de cet art
modeste-là, sont travaillées par
un possible effacement du
populaire en ses actes
évocateurs et mobilisateurs :
-Par déplacement vers des
cultures de genre, oublieuses
des univers de classe, des gens
de peu comme on a pu le relever
en filigrane du Portrait de mes
aïeules d'Anne Sylvestre.
-Par euphémisation du message
critique dans la critique même
de l'oppression, de la
stigmatisation, des destins
blessés quand la douleur se mue
en froissement de tristesse,
quand l'utopie se teinte de
nostalgie.
-Par refoulement du dire/chanter
de ces sororités souterraines et
des symboliques subversives qui
les traversent et les portent,
puisque ces invocations
n'occupent ni les grandes
scènes, ni la rue.
En effet, avec cette langue
spécifique de chansons nous nous
heurtons au paradoxe plus global
des frontières versatiles, des
tensions récurrentes entre art
populaire et spectacle de masse[119].
Ces chants nous donnent la
mesure d'un art populaire
s'écartant en son patrimoine et
son actualité, du grand public,
figure consumériste où l'on tend
trop exclusivement à saisir,
d'une façon presque
sémantiquement neutre, en tout
cas, sans visage ni
sédimentations politiques, les
destinataires ordinaires des
signes, formes et messages
esthétiques de faible et moyenne
portée.
Dans les chansons, le chant
féminin se fraie un chemin dans
quelque crypte de la parole. Par
la longue migration des choses
tues, culturellement muettes,
ces chants à la déchirure
mélodieuse[120]
conduisent au plus ancien de
nous[121].
Et qu'ils soient Raptus de la
colère, du sourire, de l'éveil
ou du crépuscule, leur sied
plutôt le vol de l'oiseau qui
passe sans laisser de trace que
le passage de l'animal dont
l'empreinte reste sur le sol[122].
Mais dans l’univers si plein
d’échos de la chanson - ce en
quoi elle est bien un art
manifeste, formé à ses
références, un art se cultivant
- qui pourrait parler de fin ?…
Et c’est par exemple Rose[123]
qui, dans l’air d’aujourd’hui,
reprend le fil de la vie des
chansons témoignant des envers
de la fête, témoignant d’un réel
qui blesse. C’est une Rose,
gamine de son temps, si
lointaine et pourtant si proche
de jeune promeneuse de la rue
Saint Vincent. Comme elle, elle
ignore tout de sa
destinée. Fragile, sans refuge,
elle rejoint alors, dans cette
ronde plutôt sombre des prénoms
et des portraits féminins, la
touchante héroïne de Bruant.
Cette fois, c’est par la fenêtre
et sur l’onde de la voix d’Anne
Sylvestre que cet éternel retour
des flottements, des frôlements,
des dires et des silences
chantés nous fait signe.
« Rose elle avait seize ans c’était une gamine
Elle
aimait s’amuser n’y voyait pas
de mal
Ses
parents la gardaient comme une
perle fine
Elle
passait la fenêtre et s’en
allait au bal
Elle
voulait s’amuser c’est vrai je
le répète
Elle
aimait les garçons surtout pour
en rêver
Elle
savait rien des envers de la
fête
Elle
couchait parfois mais pour se
réchauffer
Elle
ne savait rien j’en suis presque
certaine
Car
sa mère disait qu’elle avait
bien le temps
Aussi
ce fut après bon nombre de
semaines
Qu’elle
sut que peut-être elle portait
un enfant
Elle
n’y crut pas trop ou s’empêcha
d’y croire
Un
jour elle ne put le cacher plus
longtemps
Son
père la chassa comme dans les
histoires
Et
le garçon se moqua d’elle
évidemment
Rose
aurait bien voulu ne pas garder
la chose
Qu’elle
désavouait de tout son corps
surpris
Mais
il était trop tard et la
métamorphose
Continuait
sans elle et l’effrayait aussi
Quand
elle se débattit pour la jeter
au monde
Elle
dit que surtout elle n’en
voulait pas
Mais
on lui mit aux bras une poupée
si blonde
Que
toute son enfance au cœur lui
remonta
Elle
essaya de vivre et n’y fut pas
habile
La
misère est plus dure à qui ne
comprend rien
Elle
était isolée dans le désert des
villes
Et
personne jamais ne lui tendit la
main
Elle
ne savait pas et vous devez me
croire
qu’un
enfant çà diffère un peu d’une
poupée
Et
quand elle sortait elle avait en
mémoire
Qu’il
était dans sa boîte et qu’elle
l’avait rangé
Mais
un jour qu’elle avait plus fort
que d’habitude
Joué
à la maman et qu’il ne bougeait
plus
Elle
a vu plus de gens dans sa
solitude
Quand
elle avait besoin il n’en était
venu
Vous
allez la juger du haut de votre
tête
Monsieur
le Président et Messieurs de la
cour
N’oubliez
surtout pas qu’avec nous tous
vous êtes
Coupables
de silence et de manque d’amour
Le
malheur voyez vous est une autre
planète
Et
nous devrions bien la découvrir
un jour »
Des mots, des mots, des mots
funambules …Photocomposition de
l'auteur
Non je ne parle pas à moins
d’extrême urgence
Et même c’est à regret que je le
fais,
Mais j’écris des chansons…
Anne Sylvestre
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