Entre Ma
voix, Sa voix, La voix se sont,
avec Éros, tissés des liens
lointains, complices et
fascinants. Nous n’en
traiterons, ici, ni de façon
trop générale, ni de façon trop
personnelle. Mais nous tenterons
d’en atteindre une « réalité
topique »[1]
à travers l’analyse d’une
rencontre, en ses lieux, temps
et style minutieusement
spécifiques. Rencontre de deux
personnages, certes, assez
discrets, largement oubliés,
mais tout de même, inscrits dans
l’histoire et dans la légende.
Rencontre témoignant, alors,
idéalement, héroïquement de cet
état où l’amour à la voix se
mêle.
Nous sommes dans
l’entre-deux-guerres.
Nous sommes dans l’effervescence
nocturne de Montparnasse.
1925. Elle, c’est Yvonne
George, elle est chanteuse
de music-hall. D’abord, il la
contemple. Il reçoit la présence
douloureuse de sa voix. Lui,
c’est Robert Desnos, il
est poète, tôt venu au mouvement
surréaliste dans les premières
fièvres expérimentales, celles
des « effusions verbales »[2]
entre veille et sommeil, celle
de l’écriture automatique.
1929. Elle, vient de mourir.
Lui, attend que, du poème,
vraiment, vainement surgisse
l’apparition de la mystérieuse
vagabonde.
J’ai rêvé de vous
J’ai choisi comme thème
central de recherche, l’art
féminin de la chanson de langue
française. Je me suis d’abord
portée vers le répertoire
réaliste de l’entre-deux-guerres.
Berthe Sylva, Fréhel,
Damia, Marianne Oswald … Des
voix perdues dans le bruit et le
passé du monde. J’ai écouté ces
sonorités, ces paroles de nuit.
Elles m’ont émue. Depuis, je les
cherche. Depuis, je les
découvre. De traces
discographiques en traces
visuelles rares, de grappes de
témoignages en indices éclatés,
je poursuis l’analyse rigoureuse
et songeuse de ces fantômes
aimés.
Distant voices. Sur fragments
d’archives plurielles et minces,
je m’essaie à capter, décrire,
ethnographier en somme,
ces portraits de voix, ces
portraits de vies, ces portraits
de femmes. Je m’essaie à penser,
à dessiner ce peuple féminin de
diseuses de la complainte
humaine et sociale, arrivées à
la scène du cabaret et du
music-hall, dans ce moment
crucial de l’histoire
économique, politique,
artistique et morale du siècle.
Que pèsent donc l’aventure et
l’esthétique d’une voix, dans
les ébranlements et les
équilibres mondiaux ? C’est vers
cette question de funambule - et
non de sociologue, bien sûr -
que je me suis tournée. Je
n’étais pas bien loin désormais,
d’ Yvonne et de Robert.
Quelques photographies. Le
célèbre portrait du peintre
Van Dongen. Quelques
indications de répertoire. Des
enregistrements introuvables.
Yvonne George, silhouette et
interprète qui m’était apparue
dans le sillage des mots de
Desnos, resta longtemps,
pour moi, une chanteuse
inconnue, une voix du silence.
Car si, pour l’essentiel, elle
chante et des complaintes de
marins et des romances sombres,
elle reste, pourtant, à l’écart
des grandes interprètes
réalistes, à l’écart des
derniers éclats de leur légende.
Fêté par les amis de
Montparnasse, le magnétisme de
la féline n’est pas
apprécié par les amis de
Montmartre.
On la nomme la diseuse snob, on
parle d’elle en tant
qu’interprète cérébrale. Un
passé brutal, un détresse hors
du commun la rapprochent des
grandes héroïnes du genre
réaliste. Mais elle se dit
également fille de Nerval,
déclare son dégoût des hommes,
ne cache pas ses passions
lesbiennes. Ce sont là des
« extravagances » qui
l’éloignent de la chanson
réaliste, attachée aux figures
de la misère sociale, du destin,
du mal d’amour, mais également
aux stéréotypes
masculins/féminins du monde.
Alors, tandis que Damia et
Fréhel, avant la môme
Piaf, se transforment en
véritables emblèmes populaires,
tandis que celles-ci et d’autres
deviennent les voix de ce peuple
douloureux, marginal,
« sauvage », sans être subversif
des chansons montmartroises …Yvonne
George, elle, ne fascine
qu’un cercle d’artistes
élégants. Davantage inspiratrice
que porte - parole.
Ainsi, je suis d’abord entrée
dans le désir de voir surgir un
jour, l’écho de cette interprète
réaliste, à la marge. Et je suis
restée en cela dans le cours
normal de mon enquête. Pour
accompagner mon désir, j’ai
suivi la voix de Desnos, ses
nombreux hommages au regard, à
la chevelure, aux mains, au
souffle, au corps sublimé en
somme, de celle qui se dérobait
toujours.
Toi qui es à la base des mes
rêves et qui secoues mon esprit
plein de métamorphoses et qui
laisses ton gant quand je baise
ta main.[3]
Pour accompagner mon
désir, j’ai écouté, je me suis
récité ces hymnes hallucinés,
dédiés à celle qui ne répondait
pas.
J’ai tant rêvé de toi qu’il
n’est plus temps sans doute que
je m’éveille.
Je dors debout, le corps exposé
à toutes les apparences de la
vie et de l’amour et toi, la
seule qui compte aujourd’hui
pour moi,
je pourrais moins toucher ton
front et tes lèvres que les
premières lèvres et le premier
front venu.[4]
C’est alors que je
suis sortie du cours habituel de
mes applications studieuses à
l’objet d’étude. J’ai rêvé
d’Elle, de son absence, de son
chant, à travers Lui. Je me suis
insensiblement engagée dans
l’attente inquiète de cette voix
évanouie. J’ai rêvé qu’au détour
d’une image, peut-être, plus
pensive, qu’au détour d’un
enregistrement inédit, j’allais
la retrouver, familière,
énigmatique. Mieux encore, j’ai
rêvé de lumière subite, et de
ravissement, j’ai rêvé de saisir
une intuition vraie de sa
présence vocale, humaine et
scénique. J’ai pris au mot
l’Amour de Desnos pour aborder
cet éclat de voix : ses lèvres,
son visage, son silence
et sa perte.
…La chair palpite à son appel
Celle que j’aime ne m’écoute pas
Celle que j’aime ne m’entend pas
Celle que j’aime ne me répond
pas[5]
Le dialogue amoureux
entre Yvonne et Robert est un
dialogue d’étrange nature,
toujours différé, indirect,
s’instaurant essentiellement
entre deux langages, deux
imaginaires distincts de la
passion. Langage pathétique de
la chanson pour Yvonne George,
langage lyrique du poème pour
Robert Desnos. Langages qui ne
se parlent pas, mais langages
qui s’interpellent à distance,
langages qui se lient à
contretemps. Drôle de chœur.
Drôle de drame. Drôle de flamme.
Au delà de l’échange entre homme
et femme, ce dialogue amoureux
se trame, se consume entre deux
poétiques, au croisement bien
incertain. Mais cette
incertitude a fait naître et ce
qui me bouleverse et ce qui
m’intéresse, ce qui donc me
retient auprès de ces deux
protagonistes, auprès de ces
deux figures amoureusement
équivoques, car toujours
solidaires et toujours
étrangères. Et c’est bien, sur
ce point de l’impossible
rencontre entre deux poétiques
de la Passion que j’ai fait
voyager mon rêve ; sur ce point
également que j’ai retrouvé le
chemin raisonné de mon objet
d’étude : dépeindre comment
cette diseuse, ce poète, sans
grande connivence de culture et
de code, mais soumis aux
charrois des circonstances et du
temps, furent traversés par la
troublante aventure du chant des
mots … Ce lieu où l’Autre
advient, où se prépare,
s’entend, se dit ce qui fait
événement pour soi.

Valparaiso
Hardi les gars
Vire au guindeau
Good bye Farewell, good bye
Farewell
Hardi les gars
Adieu Bordeaux
Hourra pour Mexico – ô – ô – ô
1930. La période correspond
à l’apogée de l’empire colonial
français. Damia chante Les
goëlands , Florelle,
J’attends un marin , Berthe
Sylva, La légende des flots
bleus, autre classique de la
chanson réaliste. Les marines
sont les chansons du moment.
Au Caphorn, il ne fera pas chaud
All well, eh
Au lac sale
Pour la fête au cachalot
Un matelot
Oh eh hisse eh oh
Voix de poitrine, argot de
matelot, phrasé appuyé, notes
d’attaque âpres, volume vocal
ample : c’est en ces tonalités
abruptes et sur cet air de
folklore à vocation chorale, que
j’entendis, pour la première
fois, un enregistrement de la
chanteuse Yvonne George.
Plus tard, il laissera sa peau
Good bye, Farewell
Good bye, Farewell
Adieu misère, adieu
bateau
Hourra pour Mexico – ô – ô –
Et nous irons à Valparaiso
Cette première rencontre
tant espérée, me surprend. Ce
qui me surprend, c’est d’abord
un manque de singularité dans le
style chanté. Les paroles
enflammées de Desnos m’avaient
fait imaginé tout le contraire.
Chercher une voix, c’est
inventer sa beauté, c’est déjà
commencer à l’aimer. Pourtant ,
là, à la première écoute, je
suis déçue. Et restant dans le
paysage vocal de mes
investigations sur la chanson
féminine, je n’y trouve alors,
ni l’assurance de timbre de
Berthe Sylva, ni la violence
d’émotion d’une Damia. Je suis
déçue, mais je suis troublée
aussi, par l’ambivalence très
audible de cette voix chantée.
Tantôt elle avance avec
l’énergie d’une Fréhel, tantôt
elle se moque, elle évoque la
raillerie d’une Marianne Oswald.
Dès la deuxième écoute, je suis
frappée par l’étrange impression
que, dans la voix de cette
femme, il existe plusieurs voix
qui se cachent, se répondent, se
révèlent tour à tour. Tout se
passe comme si une certaine
monochromie de l’interprétation
réaliste était, ici, déjouée,
biffée par le travail d’une voix
de l’entre-deux. La mélodie bien
rodée, est par endroits zébrée
d’un détail, d’un punctum,
d’une exclamation, d’un rire,
d’une inflexion de la voix
parlée. Ces écarts vibrent comme
une coupure, une blessure, une
ruse au détour du chant, de sa
rengaine, de ses moires.
Cette intuition va se préciser à
la découverte des autres titres
de son répertoire. Là ce sont
tous les jeux de déplacements
pressentis dans la chanson de
marin qui s’amplifient et
révèlent leurs différentes
facettes.
J’ai pas su y faire
La mort du bossu
Adieu chers camarades
Pars…
De la voix profonde à la
voix claire, de la gouaille au
désespoir, à l’appel
claironnant, révolté, du phrasé
grinçant aux nuances voilées de
la mélancolie, c’est tout le
théâtre des voix féminines du
temps qui traverse cette voix.
D’une chanson à l’autre, c’est
l’écho soudain de Florelle,
d’Yvonne Printemps, d’Arletty
qui effleure les sens et
s’évanouit. Cette voix ne me
déçoit plus. Elle me parle.
Chercher une voix, c’est trouver
à aimer. Son style est celui de
la métamorphose. Et
l’interprétation de ces chansons
dites « chansons vécues » est un
véritable art de composition. Ce
qui l’éloigne de l’art plus
expressif de voix réalistes
iconiques comme celles de
Fréhel, Damia ou Piaf.
Cette femme n’est pas star, mais
actrice. Elle sculpte chaque
chanson dans le matériau du
texte, du scénario pour faire
vivre, entre le masque et la
peau, le personnage, les
personnages qui aspirent à
quelque brève incarnation… le
temps d’une chanson. La transe
que convoque cette voix n’est ni
dans le timbre, ni dans la
résonance, ni dans la puissance,
mais dans la modulation
épidermique du récitatif.
Cette diseuse tantôt goualeuse,
tantôt lyrique, cette chanteuse
à plusieurs voix qui faisait de
la chanson « un prétexte à être
une autre[6] »,
inquiète même Yvette Guilbert
lorsque, dans son tour de chant,
elle introduit des airs du
folklore dont la dame à la voix
pointue et aux longs gants
noirs, se veut la spécialiste
exclusive. Commencer à écrire,
décrire une voix, c’est d’abord
inventer son amour pour elle.
C’est ainsi qu’avec Yvonne
George, je débutais.
Il a suffi
qu’elle chante
Dans une langue plus
descriptive et plus directe que
celle des poèmes composant le
Recueil A la mystérieuse,
Robert Desnos âgé de vingt ans,
journaliste occasionnel à
Paris-Soir, consacre quelques
articles éblouis à
l’interprétation d’Yvonne
George, chantant à l’Olympia.
C’est ainsi qu’il entre en
écriture amoureuse transportant
le lecteur - spectateur dans une
véritable scénographie de la
rencontre miraculeuse.
Las de l’inexplicable tristesse
du temps
Nous nous réfugions au
music-hall /…/
Ventriloques rococo
Exploits des acrobates
Rire provoqué par les clows et
les excentriques/…/
La mélancolie s’y exalte
bruyamment/…/
Mais voici qu’une femme …
Visage d’aventure et yeux
évocateurs
Menue sur la scène immense
Geste rare et cruel
Marche, scandant, la mort du
« petit Bossu »/…/
Voici que sa voix émouvante
s’élève …
Ces premiers mots d’amour
dédiés à la « voix d’une
femme », « dont l’étrave
gigantesque prend l’âme des
spectateurs », sont animés par,
ce que l’on pourrait nommer, une
érotique de l’apparition. Elle
se manifeste d’abord comme récit
d’un envoûtement dont la tension
est d’ailleurs tenue par
l’intensité rythmique d’un texte
à forte puissance incantatoire.
Il a suffi pour nous purifier
Qu’Yvonne George parût /…/
Il a suffi qu’elle chante
Pour que nous prenions
conscience
La voix d’une femme
Et l’océan déferle /…/
La voix d’une femme
Les spectateurs sombrent dans
les profondeurs /…/
La voix d’une femme
Et dans ces têtes subjuguées
Se réveillent /…/
Comme si le texte gardait
inscrit le tatouage de cet
envoûtement dont le terme est
bien, ici, à entendre sans
modération, avec toute sa
résonance magique primitive et
tout son fardier d’anciennes
légendes.
Elle paraît et des yeux
qui n’avaient pas pleuré,
pleurent … »
Face à la femme apparue,
l’amour est d’abord ce
consentement intime au
merveilleux, cet abandon au
mystère, au miracle « à tous ces
visages de l’inquiétude », comme
les identifiait très justement
Robert Desnos. L’inquiétude, le
désir, le songe sont ici
synonymes parce qu’ils
fraternisent dans les nappes
phréatiques de notre moi
mythologique. La chanson, cette
longue mémoire, cette rêverie
populaire, ce bref suspens du
temps, cette lumière aérienne de
l’amour … parfois vous mène à
ces hypnoses originelles.
Certaines chansons par la vertu
d’un mot plus précieux
que l’alluvion de certains
fleuves sauvages
par la vertu d’un ton qui est
celui
des plus retentissantes paroles
ouvrent ces portes des domaines
désirables »
L’envoûtement - on le voit -
mobilise une veine imaginative
qui dépasse la simple figure
d’Yvonne George. Plus
exactement, c’est sur
l'invocation d’un flot d’images
baroques que le sortilège va
pouvoir opérer. Et qu' Yvonne
pourra surgir dans l'onde des
merveilles, en héroïne
bouleversante des croyances
insolites et des avenirs floués.
Dans ces soutes du cœur, il y a
…
Le Chiffre 13
Le trèfle à 4 feuilles
Le Vendredi, jour de veine
Toute la mythologie populaire
Vivant sur ces épaves des hautes
magies naufragées
C'est Le merveilleux
noyé par une
Tempête née de ses œuvres
Qui renaît dans les
bas-fonds qui l’abritent.
/…/ J’admire en Yvonne George
la faculté de donner la vie
à ce qui, si facilement, n’est
que
momie exhumée dans le sable du
désert.
Mais cette apparition proche
du frisson, du frémir va se
laisser traverser, exalter par
le toucher sensuel, sensible et
moral de la voix - cet être
sublimé du corps. Aussi
l’érotique de l’apparition se
croise-t-elle en ces hommages
scandés à Yvonne George, avec un
érotisme cérébral de la voix.
Desnos ne décrit pas la voix
d’Yvonne comme un musicologue ou
un mélomane. Il la suit des
yeux…cette voix. Il la saisit
dans son théâtre d’ombre et de
lumière. Il en contemple les
contours, le visage, les mains,
l’espace, les décors.
Mimique éloquente de comédienne
Mimique poussée au plus haut du
pathétique
Cette femme apparue nous parle
Au nom de l’amour et du désir
/…/
Ce n’est pas une femme /…/
C’est une flamme /…/ »
La sensualité de la voix
s’instille grâce à cette vision
qui la livre au regard de
l’auditoire et du lecteur.
Plaintes des amoureux
Poésie éternelle de la révolte
et de l’aventure
Yvonne George les exprime par
tous ses gestes,
Son attitude, son existence
même » /…/
C’est sous l’emprise – le
charme – de cette image augurale
de la voix que l’on entre dans
le grand rêve crépusculaire du
chant et de son émoi périlleux.
Le silence s’impose
à toute une salle frivole
Quand cette chanteuse étonnante
Prend la parole » /…/
Dans son texte sur
« l’érotique » fustigeant « tous
les vieillards, les censeurs et
les eunuques », Desnos parle du
nouvel art cinématographique
comme avènement de l’un des plus
puissants stupéfiants cérébraux
du plaisir. Il semblerait que sa
manière de mettre en scène la
silhouette, le mystère et la
voix d’Yvonne George…participe
également de cette initiation
récente à l’imaginaire filmique,
à ses propres ressources et
écritures érotiques.
Sous l’égide, à la faveur des
ténèbres …
Ces femmes, ces hommes lumineux
Accomplissent des actions
émouvantes
A titre sensuel.
A l’imaginer, la chair devient
Plus concrète que celle des
vivants
/…/leurs yeux plus beaux /…/
et c’est sur eux que se porte
« l’amour épars » dans
les films.
On se perd dans la nuit et
les étoiles, dans
l’éblouissement naïf du héros
lunaire offert au monde des
regards passionnés. Et c’est
bien « dans la poésie native de
ces faisceaux lumineux, prête à
être découpée en auréoles »,
dans l’obscurité de la salle de
spectacle et sous les feux de la
rampe que Desnos dévoile sa
passion, un être idéal, une
voix, des yeux, son amour, sa
muse « promue comme le
personnage, l’être si charnel de
l’écran, à la majesté
inaccessible des dieux ». C’est
bien ainsi que Desnos nous fait
découvrir sa femme - flamme
« plus surnaturelle que les
langues de feu de la Pentecôte».
L’écriture, en plans rapprochés,
de la voix aimée convoque le
rêve et l’artifice
cinématographique en œuvre dans
l’univers de Desnos. Aussi cette
rencontre amoureuse se
trouve-t-elle, en son
expression, animée par les
supports, les médiations et les
effervescences artistiques de
son temps. Cette érotique de
l’apparition suspendue à la
confidence fabuleuse de la voix
se prolonge ici en une quasi
mystique de la révélation.
Je ne suis pas de ceux
qui croient que l’amour
le plus pur est un amour
d’eunuque pour un mannequin de
glace.
Je reconnais que c’est une
énigme
Profonde posée à l’inquiétude
humaine
Que cette alliance en l’amour du
spirituel
Et du matériel. Mais cette union
mystique
Ne m’a jamais paru basse.
C’est dans l’esprit de cette
proposition de Desnos dans
l’article intitulé Amour et
cinéma que j’emploie cette
expression de « mystique de la
révélation ». Car le toucher de
la voix va de la peau à l’âme.
Celle qui chante la douleur
ravive intimement la plaie. Le
chant suit son cours profond.
Celle qui chante la passion
conduit à des troubles secrets.
Celle qui chante le caractère
fulgurant des rencontres, la
cruauté des départs ; le peu
d’amour en somme et la tragédie
d’aimer, emporte chacun dans les
orages, les vagues d’une
véritable maïeutique du désir.
Au fond de nous-mêmes,
Un personnage méconnu surgit /…/
Sommeillant en nous
La passion s’éveille
Et vous rappelle que le temps
est proche
Où nous devrions nous soumettre
à la
Loi des rencontres dramatiques.
Elle nous enseigne la suprématie
« De l’amour sur les lois
morales /…/
L’irrémédiable déchirement des
vies sans folie ».
C’est rien moins que la
révélation à l’homme des
exigences de son destin qui
passe par la voix téméraire
d’Yvonne. Une fois le souffle de
cette grâce passée, Yvonne
George, présence physique, peut
d’ailleurs s’évanouir…
A quoi bon dire qu’elle est
belle
Après l’impérieux examen de
conscience
Auquel elle nous a soumis.
Après l’apparition, la
disparition et le fantôme « sort
au bras du spectateur » pour
voyager dans l’érotique de sa
mémoire. Le phonographe après le
cinéma, l’un et l’autre chers à
Desnos, vient graver sa poétique
consolation, combler pour
l’homme « ce poétique besoin de
miracle » qui toujours le
tourmente.
 |
|
Il me suffit à
moi
d’entendre un seul mot
prononcé par une femme
invisible
pour l’évoquer de pied
en cap
et plus réellement,
peut-être ;
que sous son apparence
terrestre[7] |
De ma voix à l’autre voix
Ainsi décrit, du côté de
la femme-voix contemplée, Eros
semble ne s’exprimer et ne
s’éprouver qu’au masculin. Et
cela même si l’on sait que,
finalement, tout abandon à
l’émoi vocal brouille les
frontières de sexe et place la
voix- en ce lieu instable,
ambigu - des troubles androgynes[8].
Toutefois on ne peut se
contenter de faire disparaître
« cette femme qui chante »,
Yvonne George, en fantôme
puissant de la mémoire. On ne
peut se contenter de la figer -
point de vue de Desnos - en muse
aux sens silencieux puisque
c’est, elle, que le chant
d’aimer traverse, elle, qui
provoque cette hallucination de
l’œil et de l’âme, elle, qui
propose le désir comme acte
pathétique, elle qui lance, aux
sources natives de sa voix,
l’appel à une érotique du
déchirement.
Pars sans te retourner
Pars sans te souvenir
Ni mes baisers
Ni mes étreintes
Dans ton cœur n’ont laissé
d’empreintes
Je n’ai pas su t’aimer
Pas pu te retenir
Pars
Sans un mot d’adieu
Pars
Laisse-moi souffrir
Le vent qui t’apporte, t’emporte
Et dussè-je en mourir
Qu’importe
Pars sans te retenir
Pars sans te souvenir[9]
C’est la chanson la plus
caractéristique du style vocal
d’Yvonne George : on y retrouve
et la mobilité du timbre et
cette acuité de l’émotion
fortement théâtralisée. La
structure de la chanson est
simple : deux couplets, trois
refrains. Une mélodie lente,
répétitive. Un récit
mélodramatique proche des
chansons néoréalistes des années
trente qui, lorsqu’elles parlent
d’amour, parlent bien davantage
de désamour que de bonheur
d’aimer.[10]
Pourtant, Yvonne George,
par tout un jeu d’inflexions
parvient à transformer cet air
un peu monotone, un peu désuet
en une plainte contrastée qui
vous retient suspendu à la
pointe de sa voix.
Premier refrain : voix forte,
intonation provocatrice, lancée
sur un ton ironique, presque
persifleur. La chanson se
poursuit sur un ton proche de la
colère. A la reprise du refrain
l’accent porte sur la vocable
« Pars » qui prend des allures
de véritable coup de fouet
sonore. Au second complet tout
bascule…
C’est de notre amour
l’affreuse agonie
et tout comme lui, vois, le jour
se meurt
Rythme, prononciation,
fluidité changent subitement de
registre et de couleur. C’est
l’entière texture de la voix qui
se métamorphose. Alors, la vague
des mots se déroule dans
l’espace resserré d’un véritable
tressaillement de la voix,
parfois proche de l’inaudible.
Ce qu’elle vit, joue et livre,
c’est cet instant fragile
d’avant les larmes. Et soudain
la chanson se transfigure en un
moment de chant tragique dont la
détresse dépouillée vous
surprend, vous prend, vous
enveloppe.
Tu ne sauras pas toute ma
détresse
Quand dans un baiser , une
ultime caresse
Tu t’en iras … avec mon pardon
Le souvenir est un chemin très
long
Que l’on parcourt à reculons
Pars …(à peine effleuré)
Bien des chansons populaires
vont crescendo, explosent au
final en un happy end sonore, si
ce n’est moral. Celle-ci
étrangement, se clôt sur l’expir
d’un murmure ; celle-ci au bord
des lèvres, à bout de souffle,
littéralement, se meurt …
d’amour.
Voix chuchotée dans les
tessitures aiguës (ce qui est
très paradoxal et techniquement
délicat), variation extrême des
modulations, étrange vacillement
du silence : il y a chez Yvonne
George une audace
interprétative, une approche
libre, inhabituelle de la langue
chantée qui met la voix au
centre du poème. D’un autre
poème plus populaire, d’un poème
augural lesté de lyrisme, de
sentiments, de chair, d’un poème
plus lourd d’humanité, moins
attaché au jeu formel des mots
que le poème savant. Et c’est
bien dans cette poétique
première de la voix frôlée, de
la voix affectée que se donne à
entendre cette érotique
indissociable de son esthétique
et de son langage.
Yvonne George met en présence
réelle et évanescente de
l’énigme d’aimer en offrant
l’œuvre de sa voix, traversée
d’exigence d’être et de dire. Le
poème de sa voix incarne alors
ce moment rare de
transfiguration et d’inquiétude
où le trouble érotique rejoint
le trouble de l’art. Desnos sera
d’autant plus stupéfait devant
la chanteuse que le poème de sa
voix, c’est aussi cet autre
langage, ce sens que précède
celui de la chaîne parlée, cette
musique qui sous-tend, préforme
toute signifiance, cette
résonance attachée au verbe.
Autrement dit, tout ce que
cherche également l’inventeur
d’acte poétique, surtout lorsque
ce dernier s’inscrit dans le
mouvement surréaliste des années
20 et que, partant en guerre
contre la vaine littérature, il
veut rendre aux mots leur force
subversive, leur incandescente
liberté.
En découvrant Yvonne Georg et le
chant de sa voix , Desnos
contemple également son utopie
poétique. Il la contemple, mais,
en un miroir radicalement autre.
Car, il y a bien de la distance
entre la chanson du music hall
et l’idéal lettré de
l’esthétique surréaliste.
Pourtant, c’est bientôt sa
propre poésie qui lui deviendra
étrangère. « Une seule
chanson de cette femme vaut
mieux que tous mes poèmes »
dira-t-il. L’énigme d’aimer se
rejoue ici dans l’énigme
d’écrire. Ecrire pour se faire
aimer de qui l’on aime ;
écrire, chanter pour adresser un
amour. La crise amoureuse épouse
la crise poétique.
Il a suffi qu’elle chante
pour que nous prenions
conscience
de notre lâcheté amoureuse
de l’absence intolérable du
pathétique dans notre vie
S’abandonnant à l’amour
douloureux d’Yvonne George,
Desnos abandonne ses jeux
d’écritures formels du Recueil
de Rrose Sélavy faisant réponse
à Marcel Duchamp, pour des
textes dédiés « A la
Mystérieuse » dans lesquels
il retrouve, à sa façon, la voix
de la tragédie et des larmes.
Peut-être découvre-t-il ainsi
l’autre voix refoulée du poème.
J’ai rêvé cette nuit de paysages
insensés et
d’aventures dangereuses, aussi
bien du
point de vue de la mort que du
point de
vue de la vie que sont aussi le
point de vue de l’Amour.
Toi, quand tu seras morte
Tu seras belle et toujours
désirable
Si je vis
Ta voix, ton accent, ton regard
et ses rayons
L’odeur de toi et celle de tes
cheveux et beaucoup
D’autres choses encore vivant en
moi.
En moi qui ne suis ni Ronsard ni
Baudelaire
Moi qui suis Robert Desnos et
qui pour t’avoir connue,
Aimée les vaut bien ;
Moi qui suis Robert Desnos, pour
t’aimer
Et qui ne veux pas attacher
d’autre réputation
A sa mémoire sur la terre
méprisable[11]
Dans l’air du temps, sur
les scènes repensées du
music-hall – toutes les
chanteuses néoréalistes de
l’époque en témoignent – ce sont
surtout des femmes, des femmes
venues de l’expérience cruciale
du chant de rues, qui vont, par
leur énergie, leur flamme
vocales définir un nouvel espace
sensitif, un nouveau
sensorium esthétique
d’interprétation de la chanson
populaire. Cette dernière,
désormais plus proche des
larmes, de la plainte que du
rire ou de la révolte délimite
une nouvelle configuration
cathartique de réception, entre
l’artiste héroïsé et son
auditoire captif. Yvonne George,
de ce point de vue, participe au
mouvement d’ensemble de cette
mise en lumière d’un sujet
plébéien, tragique par le
théâtre féminin de la voix. Les
paroliers dorénavant écrivent
pour des voix qui leur
assureront peut-être, la
popularité attendue.
Dans ce paysage du
divertissement et de l'émotion
représentée, Robert Desnos,
pareillement à d’autres artiste
marginaux du moment ( Francis
Carco, Kees Van Dongen, Henri
Jeanson, Léonard Foujita, Jean
Cocteau, Colette ), s’engage
dans la célébration de ces
interprètes populaires et salue
la valeur iconique de leurs
chants touchés à l'âme, aux
gestes par ce dialogue funeste
et sensuel, de l'amour et de la
mort.
Dans cette période de crise
économique sombre, de clivages
sociaux exacerbés, des
intellectuels côtoient
réellement et idéalement les
figures peu convenues de cette
errance plébéienne. Ils voient
dans le peuple, la peupleraie[12]
: la sève des souffrances, des
corps et des forces. Dans ces
rapprochements datés avec
l’autre parole, celle de la
chanson, l’autre art, celui des
saltimbanques, avec l’autre
monde ou plutôt avec l’autre
côté féminin du monde, naissent
des mystiques du ressourcement,
de l’inspiration que partagent
plusieurs artistes de ce temps
de l’entre-deux-guerres.
Desnos est l’un d’eux. Et sa
rencontre avec Yvonne George
porte l’écho de cette histoire.
Mais rien ne sert de vouloir
expliquer le destin amoureux, on
peut seulement tenter de
l’explorer, quand celui-là même
vous attire en son sillage …
Constatons, imaginons seulement
que nous étions là devant la
figure paradoxale, presque
irréelle d’un « désir demeuré
désir », d’un amour-poème ;
autrement dit d’un amour sitôt
né que sublimé dans le langage
du manque et de la perte. Eros
se parlait, s’évoquait
s’invoquait alors, dans une
métaphysique de l’absence qui
faisait d’Elle, ombre et voix
tout à la fois, la figure même
de l’altérité, la figure du
péril extrême … Il la rejoignait
dans ses dérives noctambules,
ses voyages d’héroïnomane,
aussi.
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Il n’y eut que les mots
pour toute étreinte
que les mots pour
calligraphier
des attentes, des
baisers, des caresses…
pour travailler -
petit rêve d’éternité -
la statue du visage et
de la voix
de
la Muse
silencieuse …
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Car aussi il subsiste dans la
chanson une manière, un rêve de
nommer l’amour autrement…
Mais quand je me voudrais
passion
Les mots s’échappent et me
laissent
Ligotée dans ma déception
Je peux chanter tout ce qu’on
veut
Laissez-moi juste y croire un
peu
Mais comme Higelin
Comme les copains
Je me demanderai toujours
Comment faire des chansons
d’amour
Y’a un langage à inventer…
Anne Sylvestre
Comme Higelin in CD 2003
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