En cette dédicace
Virginia Woolf, portant
au ciselé de l’écriture,
cette silhouette de
chanteuse des années 20,
dans les rues de
Londres, donne
parfaitement la note[1].
Pourtant l’intuition et
la beauté qui se livrent
généreusement et d’un
trait, curieusement ne
désarment jamais la
critique…et encore moins
le sociologue. Il faut
épiloguer davantage…
En effet, on peut
d'emblée se référer au
roman noir, car on se
place dans l'évidence
d'un classement
littéraire dont on peut
rapidement situer les
matrices
socio-économiques dans
le surpeuplement urbain
du XIX°siécle, dans les
dangers et les peurs
que cela engendre ; et
situer les matrices
littéraires dans des
romans anglais,
français, européens
prenant leur essor entre
le dernier quart du
XVIII°siècle et le début
du XIX°.
Au début du 20°siècle,
nourri à des sources
semblables, le film noir
côté américain, jouera à
nouveau sur cette
obsédante veine, sur
cette insaisissable
nécessité de ténèbres
arrachée à la nuit dont
nous sommes faits[2].
Ces mises en ordre sont,
il est vrai, bien
sommaires tant
l’imaginaire noir
déborde les limites
indéfinies d’un genre
aux multiples
déploiements. Mais c’est
avec bien plus
d’incertitude et de
risque encore que l’on
pourra parler de romance
noire, de chanson noire,
que l’on pourra en
interroger leurs
filiations.
D'abord, parce que leur
existence n'est avérée
par aucune appellation
estampillée. En un sens,
nommer la chanson, la
romance noires, c'est
“ l'inventer ”, ou du
moins en délimiter des
formes, des récits, des
résonances en se donnant
le droit de rapprocher,
d'associer, de faire
converger, dialoguer des
univers chansonniers
cousins, voisins,
disjoints dans le
temps ; bref, en se
donnant le droit de
conjuguer le pluriel au
singulier, sur cette
trame stylistique
unifiante de la vie
en noir.
En effet, la chanson
noire ne constitue ni un
genre, ni même une
tradition dans les arts
vocaux et musicaux.
Simplement, on peut
constater que le noir,
qu'il faut alors
construire comme
lumière, décor,
catégorie, thème,
fondement, écho du chant
va resurgir, de façon
récurrente, dans
l'expression
chansonnière des
peuples. Ainsi dessiné,
l'horizon de cette
demeure sensible et
morale[3]
est immense. Je n'en
saisirai que quelques
traits, limitant
l'écoute de cette
inspiration musicale,
thématique du noir au
seul répertoire français
réaliste envisagé dans
sa période classique des
années 1920-1950 et dans
quelques exemples de ses
métamorphoses
contemporaines, puisque
aujourd’hui encore le
noir est une couleur
neuve[4]
et qu’elle soit couleur
littéraire, filmique ou
musicale, elle est
toujours un lieu mental,
le reflet fugitif d’une
énigme en quête de
formes[5].
Le chantier des miroirs
Comment délimiter un
univers populaire des
chansons noires ? Avec
beaucoup d'arbitraire
sans doute, mais
également en énonçant
des choix . Celui d'une
première orientation qui
consiste à prendre pour
référent fondateur du
corpus, l'imaginaire
chansonnier réaliste des
années 1920-1950.[6] Celui
d'une orientation
seconde qui consiste à
penser que cette
source-là, au delà de
ses archétypes, de ses
murmures propres
inaugure, dans la
chanson française, un
poème noir réaliste,
universel et
renouvelable dont les
voix et les auteurs
contemporains, parfois
connus (Mano Solo),
parfois plus
confidentiels (Michèle
Bernard) rencontrent, à
leur manière, la vague
profonde ; et ce même si
les mutations des
contextes tant
socio-historiques que
musicaux ont largement
déplacé l'ensemble des
codes de l'expression
chantée.
Pour faire de ces
chansons de la vie en
noir, un terrain,
c'est à dire, en
l'occurrence, un
archipel sonore, vocale,
thématique à
associations viables,
voire comparables et
ainsi sujettes à
enquête, commençons par
poser quelques constats
empiriques.
Colères, nostalgies,
tourments des conditions
sociales de vie,
enfermements,
compassions, fraternités
de sort : il existe
bien, sur l'aire
nationale tout un
patrimoine chansonnier
de l'élan pathétique. Il
se constitue du début du
XX°siècle aux années
d'après la seconde
guerre mondiale[7].
La terminologie de
l'époque reste tout à
fait flottante.
Feuillets et disques
édités désignent comme
études réalistes,
chansons vécues,
chansons réalistes
sentimentales, chanson
sociale ou même romance
populaire, tous ces airs
à succès de l’humeur
noire . Ce n'est
donc pas de ces
étiquetages spontanés
du produit à écouter ,
ou à chanter ,
que nous saurions tirer
quelque principe de
classification ...
On
sait aussi que le
tremplin de cet art
chansonnier, c'est
Montmartre. Le
Montmartre du bas. Le
Montmartre des
Cafés-concerts pour
débutants, de music
halls parfois plus chics
et plus stricts sur la
clientèle[8].
Leurs coulisses, c'est
au delà ... les
boulevards extérieurs,
la zone, les fortifs,
le Nord Est parisien des
abattoirs, des usines
chimiques, puis aussi
des guinguettes, des
bals, des beuglants, des
bastringues drainant un
prolétariat déraciné et
les caïds d'une
criminalité errante[9].
Mais sur ce demi-siècle,
Montmartre et ses
périphéries changent. De
lieu, il devient mythe.
Topique du sang, du
sexe, du vertige. De
contexte, il devient
symbole d'archaïque et
longue portée. Sorte
d'humus propice à toute
chanson de chair et de
cendres. Aussi nos
premiers constats
empiriques,
débouchent-ils sur un
schéma plus général de
perception. Toujours
datée, la chanson se
compose pourtant sur
l'onde de choc mélodique
et sémantique de
plusieurs influences et
strates historiques.
Entendre ces chansons de
l'élan pathétique, c'est
écouter toutes les
temporalités qui s'y
chevauchent et s'y font
écho :
>
celle native de la
mélancolie, si l'on
considère ces chants
dans leur dimension
psychique.
>
celle médiévale,
spectrale des peuples
sans parole et sans
visage ; car c'est
souvent l'image sociale
de la “ gueuserie ”[10] qui
est mobilisée.
>
celle immédiate de
l'oppression ouvrière et
de son répertoire
militant déjà
désenchanté[11].
> celle primitive de
l'aliénation des femmes,
réajustée au présent Belle
époque de cette
misère prostitutionnelle
dont Les Pierreuses,[12]ce
mot à double sens,
seront les interprètes.
>
celle envahissante du
récent naufrage
politique, humain de la
première guerre
mondiale.
Ainsi commencent à se
dévoiler les passés
composés, la catégorie
multiple de ce noir en
oeuvre dans l'imaginaire
réaliste fondateur. Mais
prononcer ce terme
d'imaginaire réaliste,
c'est être amené à faire
une proposition
théorique le concernant.
Est
réaliste, toute oeuvre
qui ne se déclare pas
auto suffisante, mais
engage – quelle que soit
la diversité de ses
matériaux et
problématiques
d'écriture – une
traversée des apparences[13] pour
viser quelque existant
primordial. Serait
réaliste toute
esthétique qui
s'inscrirait dans le
paradigme de l'œuvre
révélatrice de la vie,
en ses formes les plus
brutales, les plus
imperceptibles, les plus
profondes ou les plus
vives ... Ces
chansons-là font partie
de ces œuvres
vitalistes qui
authentifient le monde
dans la vérité de ces
cris et de ces nuits.
Sur ce fondement, on
saisit mieux comment
cette inspiration
musicale, parolière du
poème réaliste noir
peut, sous modalités
distinctes, s'accorder
au passé et au présent.
Le
chant réaliste : quel
est son référent
primordial ? L'univers
grave des passions.
Passions, sources du
pâtir pour l'humanisme
chrétien. Passions,
sources de l'agir
impétueux et libre pour
le courant romantique.
Cette tension entre
moralisme et
expressionniste des
passions est très
présente dans le
répertoire réaliste de
la première moitié du
vingtième siècle.
Nous voyons, après cette
proposition de lecture,
se resserrer l'horizon,
vers un programme de
cueillette chansonnière.
Les interprètes dites
réalistes,[14] alternent
dans leur spectacle,
chansons légères et
chansons sombres. La
gestion du
divertissement l'impose.
Et si plusieurs femmes
dans les années 20-50,
vont bien incarner, en
leurs personnes et leurs
voix, l'impulsion
originelle, encore
inouïe, de ces chants
intensément pathétiques,
ce n'est pas d'elles que
nous pouvons partir. Il
nous faut privilégier
l'unité stylistique des
chansons et non la
cohérence d'un
répertoire scénique.
Aussi farces, gouaille,
clins d'œil satiriques,
comiques, séducteurs qui
font bien partie des
univers de la chanson
populaire des années
vingt et au delà,
n'appartiennent en rien
à l'imaginaire réaliste
qui n'est ni un
imaginaire de la
pacification du réel[15],
ni un imaginaire du
quotidien oublieux des
profondeurs de la vie.
La chanson réaliste
d'hier et d'aujourd'hui
ne s'adresse pas à cette
part en nous qui n'a
pas envie de savoir [16].
Ces chants-là clament,
apostrophent, racontent,
dansent, scandent
l'inéluctable
vulnérabilité de la vie,
des gens, des plus
malmenés, surtout. Cette
veine d'invocation
musicale, sémantique
circule de Jehan
Rictus, Monthéus à Mano
Solo.
Une idée directrice
conduit alors notre
sélection des années
vingt à cinquante. Sera
considéré comme entrant
dans le chœur des
chansons de la vie en
noir, tout chant de
l'univers grave des
passions, celles
émergeant du peuple
hétéroclite des marges -
peuple vagabond, peuple
femelle, peuple du
ventre, peuple sauvage,
peuple fou[17].
Car dans cet imaginaire
réaliste fondateur, ce
sont aussi les
destinataires, ces
peuples souterrains,
frères de l'obsédante et
obscure nature qui
esquissent l'identité du
chant, du sombre poème
dont la musique n'est
pas celle de la belle
beauté, mais dont
l'art mène à la demeure
mélancolique.
“Ce
sont les nocturnes, les
papillons de nuit
Recelant les
bonheurs détruits
Leurs cœurs sont
de funèbres urnes,
Ils vont
taciturnes,
Là-bas vers les
flots noirs
où sombrent les
grands désespoirs
des nocturnes
... ”
Chante Berthe Sylva
en 1934.
Tu réclamais le soir, il
descend ; le voici[18]
Quel meilleur passeur
que Baudelaire, ce
familier des abîmes,
pour évoquer cette
traversée des chansons
de la vie en noir et
approcher - grâce à ce
répertoire et au delà de
lui - le sens de cette
association paradoxale
entre chanson, élan de
l'être, et la nuit,
royaume mortel. Les
grands mythes nous
parlent des magies noire
et blanche de la voix
chantée ... Elle est,
tantôt, cet appel
terrible et vibrant de
la Lorelei, celui des
Sirènes ... qui
ravissent pour détruire.
Elle est aussi cette
magnificence, ce chœur
des anges escortant
Dante vers l'empyrée ;
celle qui ravit pour
sauver. Autrement dit,
le chant s'inspirerait -
culturellement,
existentiellement,
émotionnellement - de
cette tension sourde
entre le jour et la
nuit.
Que
la musique provienne de
l'outre monde, que le
premier musicien soit
revenu des abysses pour
faire résonner déserts
et montagnes de ses
enchantements inouïs, et
qu'ainsi le chant ait
ses sources
pulsionnelles, ses
ressources esthétiques,
dans la nuit et la mort
: voilà très vite
esquissé l'esprit de la
légende mongole sur
l'origine euphonique du
monde ... Récits,
fables, allégories
associent, de maintes
façons, la musique de la
voix à quelque
éblouissement
crépusculaire, le chant
aux rives de la nuit.
Tous ces déploiements
métaphoriques traversent
de nombreuses
civilisations, toutes
ces poétiques
collectives
traditionnelles ne
peuvent donc pas être
mises de côté. Au
contraire, elles
désignent cette
proximité du chant et de
la nuit comme une donnée
anthropologique, qui
déboucherait sur une
autre hypothèse de
travail.
Questionner l'œuvre
noire, c'est non
seulement s'attacher aux
codes du noir en un art
ou un genre, c'est
également interroger
phénoménologie,
ontologie de la noirceur
- voilées, dévoilées -
en ses langages, ses
fictions.
La
nuit : mise à distance
des certitudes. Le chant
: une autre manière
d'accéder à soi. La nuit
nous ôte notre preuve.
“ Notre vision n'a plus
le visible pour limite.
On entre dans l'univers
indistinct de la
sensation ”[19].
Si elles se composent
dans le monde des
disciplines et des
héritages chansonniers,
musique et parole
chantées fructifient
également sur d'autres
terrains plus caverneux[20]:
celui des méandres et
des limbes de notre
enfance psychique, celui
d'une sensorialité
aléatoire en prise avec
des désirs, des peurs,
des rages, des désastres
; ces saisons, ces
bruissements cardinaux
du cœur et du corps
affectés. Autrement dit,
chanter, c'est aussi
s'ouvrir à nos
obscurités ... Grâce au
flux vocal, les chants
s'écartent de la
maîtrise mentale du
monde pour engager
d'autres cohérences,
d'autres possibles,
another turn of
pensiveness [21],
d'autres apaisements :
catharsis du souffle, du
rythme, de la musicalité
du geste, de la parole
portée par son coulé
émotionnel.
Le
soir tombe. Il est temps
de chanter : les
chansons de notre
sélection ont toutes en
commun d'être hantées
par la présence
inéluctable d'une fin
(fin de la fête, fin du
combat, fin du bal, des
beaux jours, de
l'espoir, de la beauté,
fin d'un monde, de la
vie, de la chanson, fin
de la chanson de la
vie). Leurs interprètes
semblent parfois
touchées par
l'affrontement à la
terreur d'un vide : la
visualisation d'extraits
des tours de chant
d'Edith Piaf, en
particulier, suggère
fortement cette
impression. L'écoute du
phrasé théâtral d'Yvonne
George produit un effet
similaire.
Le
réel de ce réalisme
chanté, c'est aussi
cette terre qui se
dérobe, c'est aussi ce
mouvement
d'anéantissement,
l'univers des passions
saisies dans le
pressentiment de leur
déclin. Il y a ce
paradoxe de tous les
chants de plainte : le
vif y saisit la mort.
C'est entre amour de la
vie et contemplation de
la fin que s'insinue le
chant. Les chansons
réalistes suivent cette
voie. Elles sont
abandons à la peine et
brusque échappée dans le
vertige et le contrôle
du souffle. S'ils ont
les sanglots pour
résonances enfouies, ces
chants sont, toutefois,
des cris transfigurés
par la texture aérienne
de la voix. Aussi ces
chansons, à registre
fataliste, doloriste,
sont-elles moins dévotes
à l'ordre social et
moral, que l'on veut
bien le répéter, sans
s'y attarder vraiment.
Car si chanter n'est pas
affaire de délibération
de la raison, n'est pas
pensée de tête, chanter
suppose sans doute une
autre tournure pensive,
peut-être celle issue de
la finesse des moelles[22],
comme le suggérait
Antonin Artaud.
Quoiqu'il en soit,
chanter suppose un
recueillement ; tantôt
sentiment d'unité, de
reprise du sujet,
egophonie de qui, dans
son expression vocale,
toujours s'entend et
s'écoute ; tantôt
sentiment océanique de
dissolution de soi dans
un infini de
substitution (foule,
fête, silence de la
salle ou rumeur des
rues). Dénouer ce
chagrin, ce corps à
l'abri de quelques
notes. S'élancer dans
la lueur fragile,
évanescente de la
mélodie. Chanter pour
apprendre à vivre de
mortels déchirements,
telle pourrait bien être
la leçon, non pas
subversive - mais de
commune dignité - de ce
répertoire chansonnier
dont la trame n’est pas
la lumière “ fille du
ciel ” mais
l’ombre “ parente de la
mer ”[23].
Les couleurs de l’ombre
L'essentiel de ces
chansons s'ordonne
autour d'un théâtre,
d'une cosmophonie de
l'ombre déployant tout
un spectre d'images,
d'impressions,
d'affects. L'ombre - car
ces chansons parlent
également à l'œil - y
est le réceptacle de
toutes les moires du
sentiment. Elle compose
la facture des décors ;
elle infléchit tout un
lyrisme social des
peuples incertains,
opaques. Plus qu'un
thème récurrent, elle
est l'obsession de ces
chants. Obsession du
destin, de l'énigme
ponctuée par tout un
code de la mélancolie où
les rumeurs de vague, de
vent, de brume mènent
vers d'autres rives :
aventure, infortune,
nostalgie, crime, danger
à vos trousses.
Dégradé lumineux ou
métaphore, l'ombre
signale un passage, un
état paradoxal entre
réalité et disparition.
On est finalement déjà
au royaume des morts ...
ce qui est, peut être,
l'ultime et indicible
vérité de cette fiction
chansonnière ; la
dimension cachée,
travestie de ce
réalisme-là. Car l'ombre
se présente aussi comme
l'enveloppe matérielle
et psychique du secret,
de la métamorphose, du
silence, de la menace,
du frisson. C'est un
espace, refuge du temps.
L'ombre est mémoire.
Elle est volume,
transparence, reflet.
Les ombres peuvent
sourdre de la braise ou
du feu ; elles peuvent
glisser sur le miroir ou
sur l'onde ; elles
peuvent s'atténuer,
trembler, s'approfondir.
Elles sont ombres des
lieux, ombres des
choses, ombres des
actes, ombre des hommes.
Elles sont colorées[24].
Ombres blanches, ombres
rouges, ombres noires :
telle est la variété des
ombres réalistes
enchâssant le drame
pressenti qu'elles
soulignent, suscitent et
effacent tout à la fois[25].
L'ombre blanche, c'est
l'ombre froide
En
ces gammes livides, deux
éléments, deux
allégories de la nature
romantique : la lune et
l'eau. Et sur cette
toile de fond qui donne
à la chanson sa lumière,
ses décors, sa scène et
son sens, deux
apparitions, deux
personnages souvent
sollicités : la Mort et
l'Ange.
Neige, pluie et vent[26] :
l'éternel Décembre des
chansons réalistes ne
fait pas seulement corps
avec l'évocation d'une
misère anonyme où l'on
se perd, sous ces cieux
brouillés, dans ces
brumes comme on se perd
dans la foule, il est
également pourvoyeur
d'autres solitudes et
reflets glacés ; visages
blêmes, corps qui
tangue, instants de vie
où tout bascule ...
« Le
long de la berge
J'ai chanté …
et puis pauvre
folle
tout, devant moi
devint obscur
J'cognais les
arbres
J'butais les
murs » [27]
Vagues, rives, canaux,
quais, fleuves appellent
à l'infini repos. Se
laisser “ glisser ”,
“ rouler ”,
“ silencieusement au fil
de l'eau ”, aller “ à la
dérive ”. Le récit de la
noyade exprime au mieux
cette symbolique de
l'effacement qui
parcourt tout l'univers
de l'entre – deux -
ombres propre à ces
chansons, à charge
mélancolique parfois
puissante. “ Sous les
ponts ”, dont le récit
porté par l'invocation
profonde de Fréhel, se
déroule au rythme
monochrome d'une valse
lente est, en l'espèce,
un exemple frappant :
« Sous
les ponts, la pauvrette
revint
Le
cherchant et l'appelant
en vain
Près de l'eau qui
coulait doucement
On la vit roder
longtemps, longtemps
Puis, un matin
dans un dernier sanglot
Elle glissa sans
bruit au fil de l'eau » [28]
Le
miroir de l'onde
recueille la mort
“ toute pâle ”, un
naufrage d'amour, une
mort de femme, le plus
souvent. Mais quel que
soit le cas, le courant,
les flots chantent
toujours le blues des
innocents. Ou plutôt,
ils emportent toujours
avec eux l'innocence ;
l’innocence en disgrâce,
toutefois[29].
Ce dernier secret d'une
humanité sans histoire,
ni héros.
Ainsi les mers[30]
gardent-elles l'âme
des marins [31],de
l'enfant[32],
le dernier souffle
de l'esclave en fuite[33].
Ainsi les fleuves
prennent-ils le
désespoir de Nittâ, la
fille aux yeux d'émail,
qui se dirige vers
l'Arno, un soir, à
Florence, la Belle [34].
De
telles transparences
pures et froides, on les
retrouve dans des
chansons comme Lilas
blanc [35],
cette histoire d'amour,
de mort et de neige de
la petite prostituée ;
dans des chansons comme Le
clown et
l'enfant [36],
comme les fameuses Roses
blanches ; cette
autre histoire d'amour,
de mort et de neige
entre la jeune ouvrière
et son fils.
Comme souvent dans ces
chansons, la tragédie
qui se noue au fil des
couplets, semble imiter
les faits divers. Ici la
chanson laisse passer
la cruauté courante,
élémentaire, souveraine
des choses de la vie.
Leur interprète, Berthe
Sylva, les chante
davantage en messagère
des faits, qu'en sujet
victime livré au drame
invoqué. Ces chansons
sont celles du deuil
empathique pour des
vies tristes comme un
grand christ sur le
chemin [37].
Elles portent, de façon
exemplaire, l'imagerie,
les valeurs - les
lumières peut-être - de
la compassion. Sans
doute n'est-ce pas le
hasard si les Roses
blanches traverseront
une partie du siècle,
la chanson sera transmise,
toujours dans l'émotion
- en milieu populaire -
sur trois générations,
jusque dans les années
soixante.
Il
y a chansons d'ombre et
de lumière blanche,
lorsqu’elles prennent ,
cette fois, la tournure
de l'hommage ou de la
prière, qui est cet
envers immaculé du cri,
de la déchirure ... son
double sublimé. Voilà
bien des ambiances
morales propices à
l'apparition de la
flottante clarté de
l'Ange.
Nous sommes dans la
thématique très
chrétienne de la mort
délivrant de tous les
maux : le froid, la
faim, le cafard, la rue.
Mais il s'agit de la
version catholique la
plus populaire, celle
d'un christ frère
prodiguant aux faibles,
tous les pardons. Bon
prince, l'Ange “ au
front pâle ” passe au
coin des rues[38],
dans la chambre de
l'hôpital[39],
puis au bordel[40].
Sa venue salvatrice peut
concerner tous les
personnages de la
passion réaliste mise en
paroles et musiques. Sa
lumière dissipe, en un
dernier coup d'aile,
l'ombre de la mort.
«Un
à un, les chagrins font
grève.
Et tandis que des
parfums lentement
s'élèvent
Un bel ange au
front pâli …
Tout bas promet à
l'oreille, le paradis » [41]
De
l'Ange, cette limite
lumineuse de l'ombre
réaliste, passons à ses
limites rouges.
L'ombre rouge, c'est le
jeu de la flamme et de
la nuit
Il
n'y aura, cette fois,
aucun ange consolateur à
l'horizon d'une telle
joute. Le moralisme
s'estompe, lorsque le
répertoire se situe
autour de ces quatre
topiques de l'excès : le
cri, l'ivresse, le
désir, le sang. Chants
qui se meuvent dans
l'incandescence et
l'ombre de la démesure à
vivre ?
Chaque fois que la fibre
et le souffle
incantatoires de la voix
ouvrent à l'infini la
portée des mots, comme
dans le cas exemplaire
de L'Hymne à l'amour d'Edith
Piaf - « Mon dieu, Mon
dieu, laissez-le
moi encore un peu, mon
amoureux, un jour, deux
jours ... » - on
peut parler de chant
dévoré, de chant à motif
rouge sombre. Cette voix
en état de commotion
dans le chant, nous la
retrouvons avec Damia
lorsqu'elle part
subitement d'un rire
satanique[42],
avec Nitta Jô[43],
avec Fréhel[44],
se plaçant parfois juste
au bord des larmes, avec
Berthe Sylva[45],
lorsqu'elle passe
brutalement au rythme
parlé, avec Yvonne
George[46],
murmurant dans l'expir,
l'amour qui se défait,
avec Piaf[47] livrant
avec plus de "réalisme"
encore, le dernier
souffle haletant du
noyé. C'est sans doute
cette gestualité de la
passion, ce corps de
l'angoisse débordant le
chant, ces gestes vocaux
portés au comble du
dénuement de la
sensibilité qui
témoignent au mieux de
cet avènement du
tragique dans la chanson
réaliste. Ici les
interprètes - dans la
solitude de leur voix,
dans cette tension
intérieure entre silence
et cri - font toute la
différence : la chanson
plébéienne tournée vers
les foules, se partage
désormais, sous les
modes de la déchirure
intime.
« Viens,
ne refuse pas
Glissons à petits
pas
Vers ce
tourbillon fou
Qui fait oublier
tout »[48]
Dans l'ombre rouge, à
côté des cris, le
vertige. Sur un air de
valse, de java, de
tango, de rumba ces
chansons nous parlent de
se laisser griser :
griser, ce mot léger,
parfumé à toutes les
ivresses. Appel à la
danse qui emporte les
peines, les soucis [49],
hymne à la fête, au
bruit, à l'alcool,
rêve merveilleux qui
donne des ailes [50],
à la fumée des
cigarettes,
brouillard de nos amours
simplettes [51]:
Il y a toute une
exaltation presque
furieuse de l'instant
qui traverse nombre de
ces décors chansonniers
de bal, de bistrot, de
caboulot. Exaltation
furieuse, car ce culte
profane et profanateur
de l'éphémère - ce
point, cette jouissance
qui n'a ni passé, ni
avenir [52] -
répond à l'expérience de
cruauté, de précarité
ordinaire des jours[53].
Il est l'envers insolent
du tragique[54].
Outre l’expression d'une
culture populaire de
l'immédiat, on retrouve
l'expression plus sourde
d'une culture prolétaire
des sans
lendemain : culture
de l'imprudence, de
l'intensité, de la
dépense sensorielle, de
la valeur des vies se
consumant à tous les
plaisirs et à tous les
dangers. Culture qui,
parfois, apostrophe, de
manière antagoniste, des
modes de vies plus
économes, comme dans
l'exemple du Gris
chanté par Berthe Sylva
:
«Tu
fumes pas
Ben t'en a d' la
chance
C’est qu' pour
toi
la vie c'est du
velours
le tabac, c'est
le baume d'la souffrance
Quand on fume,
l'fardeau est moins
lourd »[55]
Espoirs fragiles des
beaux vertiges : ils ne
vont pas sans leurs
doubles, l'ombre de
quelque grande
mélancolie sans retour.
On a trop vite parlé de
mélodrame pour juger de
haut ces récits ; à y
écouter de plus près, on
constate que nombreuses
sont les chansons
réalistes de cette
époque qui ne
participent, en aucune
façon, à cette moralité
consolante du mélodrame
... ce drame dont le
dénouement gratifiant
estompe toujours le
scandale sidérant du
malheur.
De son affliction
profonde, elle a fait
une musique [56].
Achèvement d'un monde - La
zone [57],
Les fortifs [58] -
disparition des amis,
des amants[59],
des copains[60] :
la chanson réaliste,
dans le répertoire de
Fréhel, notamment, se
situe dans la stupeur de
la perte. Blessure de
l'éternel passé, de
l'éternelle origine, il
y a dans ces chants, un
désir et une douleur de
mémoire qui maintiennent
- la vie, l'amour, le
désamour, le quartier,
le cafard, la chambre
abandonnée, le dimanche,
les lilas - dans un
effarement pathétique
bien plus proche de la
fascination tragique que
de la pacification
mélodramatique.
L'ombre rouge, c'est
aussi celle de la
violence meurtrière,
fortement présente, dans
cet univers chansonnier.
Sur ce registre d'abord,
il y a l'évocation de la
guerre toute proche. On
pense à La Butte
rouge de Monthéus :
tenant du pamphlet et du
désespoir, partagé entre
l'indignation et la
hantise du souvenir, le
chant de Monthéus dit la
mort rouge du sang
versé, du sang d'un
peuple. Il a les accents
poignants , épiques
d'une longue plainte
fraternelle ...
« Sur
c’te butt’-là, y’avait
pas d’ gigolettes
Pas de marlous,
ni de beaux muscadins ;
Ah ! c’était loin
du moulin de la galette…
La Butt’ roug’,
c'est son nom
L’ baptêm’ s’fit
un matin
Où tous ceux qui
montaient
Roulaient dans le
ravin
Aujourd’hui, y a
des vign’s
Il y pouss’ du
raisin
Qui boira ce
vin-là
Boira l’ sang des
copains » [61]
Le
registre de l'ombre et
du feu, c'est aussi
l'intrigue “ du
milieu ”. Le crime se
passe dans un bar, une
ruelle, dans un coin, à
l'écart, dans le tumulte
ou dans le silence. Le
crime surgit à
l'improviste, souvent à
l'avant dernier couplet.
On ignore l'avant, on
ignore la suite. Au
refrain, tout
s'évanouit ; victime et
agresseur, enfouis dans
la même ombre, après
leur bref passage,
disparaissent du décor.
L'ombre rouge, c'est
aussi cette syncope,
cette amnésie du récit.
C'est l'irruption d'un
danger, d'une mort
anonyme, tranchante ;
une mort que ne
sublimera pas la figure
rédemptrice de l'Ange.
Toutefois, lorsque la
meurtrière est l'amante,
lorsque le geste est
réponse à la trahison,
tout est différent. La
chanson suit le scénario
de la passion dont elle
déroule les étapes, le
paroxysme au passé, au
présent. Mais le chant
s'enfonce alors dans des
cavernes plus
ténébreuses. Le rouge se
retire de l'ombre. Quand
Fréhel, par exemple,
clame : “ J'ai tué mon
gigolo, dans le cœur, je
lui ai mis mon
couteau ”. On est, cette
fois, passé au plus
obscur, dans le noir
définitif de la fureur
et du délire.
« Je
veux de la coco
ça trouble mon
cerveau …
L'esprit s’envole
Mon amant de cœur
M'a rendu
folle »[62]
L'ombre noire : c'est le
visage des esclaves, des
damnés
C'est la traversée de
cette contrée que, dans Le
journal d'un
voleur[63],
Jean Genet nomme le
bagne intime [64],
cet endroit du monde
et de l'esprit [65] où
l'on est pris dans les
lignes de sa vie comme on
est pris dans la
glace, ou la boue, ou la
peur [66].
Atmosphère de fin du
monde en toute escale,
épreuve de l'abjection,
disposition aggravée à
la déchéance sonnant le
refus d'un monde qui
vous refuse, passage au
point de non retour :
toutes ces vérités, tous
ces songes de l'éternel
proscrit s'entendent
dans le répertoire
réaliste et cela sous
plusieurs thèmes
récurrents :
- celui de la
malédiction
Il
peut s'agir d'un lieu
maudit, de ce bar de
Corfou où l'on rentre
quand on ne
peut plus lutter [67] ou
bien de ce pont noir [68],
enfer de la prostitution
enfantine ; il peut
s'agir de la loi maudite
de la destinée, celle
dont Damia[69],
puis Piaf[70] chanteront
l'impossible revers.
- celui de la rage,
celui de la cruauté
Qu'il s'agisse du
Vieux pataud chanté
par Berthe Sylva, Des
gueuses chantées
par Nitta-Jô, tous ces
récits sont ceux d'êtres
menacés dans leur
humanité. Ils en
appellent déjà à
l'amitié des fantômes et
des chiens. Ce déni de
l'humanité auto proclamé
a des accents terribles[71].
Mais le seuil des plus
graves cruautés est sans
doute franchi avec
le Petit boscot[72],cette
chanson de la violence
fratricide ; violence
entre jeunes ouvriers
qui choisissent le plus
fragile d'entre eux
comme souffre-douleur.
Ce
panorama de toutes les
noirceurs se finirait
donc sur cette image de
la haine universelle du
plus faible, sur cette
pulsion collective,
endogène, de la
destruction de
l'innocence. Et si l'on
se réfère à cette
culture chansonnière
donnant corps aux
sacrifiés, aux oubliés
de la vie et de
l'histoire, là est bien,
sans doute, en ce
paysage, la plus noire
limite. Les peintres
savent, depuis Manet,
Matisse, toutes les
ressources de traduction
de la lumière que
recèlent le noir, ce
miroitement fluide.
Cette chanson nous fait
également toucher la
polyphonie des noirs.
Dans ses résonances et
désastres contemporains,
Mano Solo, de sa voix
âpre chante Je n'ai
jamais vu de noir si
beau[73].
Si j’ai le cœur en berne
[74]
Au
gré de ce parcours
chansonnier, au gré des
dévoilements de leurs
ombres et de leurs
décors, on a frôlé bien
des silhouettes. En
elles se condensent les
traits moraux et
sensibles d’une culture
populaire des accents,
des incisions de la vie.
Dans cette distribution,
pour l’essentiel :
-
Il y a les silhouettes
fragiles ; celle de
l’orphelin, celle de
l’enfant des rues,
celles du vieillard, du
malade, du mal aimé.
-
Il y a les silhouettes
menaçantes ; celle du
policier, celle de
l’assassin, celle du
fou, celle du gigolo.
-
Il y a les silhouettes
familières ; celles de
l’ouvrier, du soldat, du
marin.
-
Il y a les silhouettes
meurtries ; celles de la
mendiante, de la
fille de joie ,
du passant mélancolique.
-
Les silhouettes
poétiques ; celles du
comédien, du clown, du
saltimbanque.
Si
j’emploie l’expression
de silhouettes frôlées,
c’est pour souligner une
sensation, une
perspective. En effet,
plus que des personnages
à découvrir, ces figures
sociales et morales,
sont des profils à
reconnaître. A la
différence même du
répertoire Montmartrois
du Chat Noir, évoquant –
dans le sillage des
faits divers – des caïds[75],
des aventuriers[76],
un homme guillotiné[77],
les chansons noires des
années 1920-1950
effacent ces précisions
de trait. Les anti-héros
projetés, n’ont souvent
plus de prénoms, de
surnoms, plus vraiment
d’histoires à suivre.
Ils n’existent pas dans
la durée. Au passage on
reconnaît leurs
contours. Le chant les
saisit à un moment de
leur déambulation,
renvoyant en cela aux
ambiances contemporaines
de la chanson grave. On
pourrait dire que la
logique de l’obscur
s’infiltre jusqu’au cœur
des portraits suggérés ;
portraits dont on ne
capte pas l’être ou
l’archétype, mais
l’ombre de l’être et de
l’archétype. Ce sont les
figures éponymes des
peuples de l’écart ;
mais des figures
éponymes floues.
Les
silhouettes esquissées
sont de plus, associées
à des topographies
urbaines vagues. Si le
décor matériel est
toujours planté, il vaut
pour l’esprit des lieux.
Cette géographie
imaginaire vaut
davantage pour sa
graphie de symboles que
pour son souci de
localisation des
personnages et des
faits. A l’inventaire,
nous trouvons tout un
labyrinthe d’espaces :
-Espace des passages (l’hôtel, le bar, le
bistrot, le caboulot, la
rue, le trottoir)
-Espace des
clandestinités, des
secrets heureux ou
désastreux (la chambre,
la ruelle, le port)
-Espace de
l’aventure ( le port, le
bal, la butte, le
cirque, la mer …)
-Espace des départs (
les quais, les trains …)
-Espace de l’épuisement
( l’église, le calvaire,
le canal, le fleuve ).
-Espace des infortunes (
l’asile, l’hôpital, la
prison, la maison de
prostitution…)
Ce
sont des espaces de
bords, de bordures, des
espaces - lisières, des
espaces d’accostage et
d’esquive qui enchâssent
les portraits
qu’ébauchent ces
chansons. Rôder,
glisser, s’effacer, partir,
revenir[78], dévorer
les routes[79], traîner
comme on a traîné[80],
d’un pied sur l’autre[81], au
pays des pas vernis[82] :
ces expressions nous
font voyager entre
plusieurs univers,
plusieurs époques de la
chanson de sombre
portée, puisque ici se
mêlent les mots de la
chanson réaliste 20-50,
ceux de Michèle Bernard,
ceux de Gribouille et de
Mano Solo.
En
effet, au delà des
décors partagés du
ciel blafard[83],
de la pluie, du vent, Sur
le boulevard[84],
les quais, la gare, ce
qui relie ces portraits
chansonniers, ce n’est
pas l’action, mais
l’épreuve de la vie au
bord du vide. Le thème
de la vie dont je
sais même plus si c’est
ça une vie[85],
représente un invariant
de tous ces paysages -
chansons, et ce, au delà
des situations typiques
datées menant à ce
constat de la vie qui
ne tient que gelée par
l’hiver[86].
Noctambules ou
funambules, ces
personnages sont coulés
dans les formes
mélancolique, poétique,
politique de l’errance.
Et là nous retrouvons
associé, dans la
chanson, le triple
engagement psychique,
langagier, social qui
définirait cette
stylistique du noir dans
l’œuvre. Avec une prise
de distance sarcastique
et ricanante en plus,
avec cet air se
balançant entre cruauté
et compassion inquiète,
le célèbre portait du
Monsieur William[87]
de Léo Ferré et de
Jean-Roger Caussimon ne
condense-t-il pas à
merveille, bien des
péripéties, scénarios et
éclairages de cette
violence ténébreuse, qui
est aussi part maudite
et pourtant part commune
dont la voix sardonique
du chansonnier-poète
ébruite, émancipe
l’infortune ?
C’était vraiment
un employé modèle
Monsieur William
Toujours exact et
toujours plein de zèle
Monsieur William
Il arriva jusqu’à
la quarantaine
Sans fredaine
Sans le
moindre petit drame
Mais un beau soir
du mois d’août
Il faisait si
bon, il faisait si doux
Que Monsieur
William s’en alla
Flâner droit
devant lui au hasard et
voilà
Monsieur William
vous manquez de tenue
Qu’alliez-vous
faire dans la treizième
avenue ?..
Il rencontra une
fille bien jeunette
Monsieur William
Il lui paya un
bouquet de violettes
Monsieur William
Il l’entraîna à
l’hôtel de la pègre
Mais un nègre
A voulu prendre
la femme
Monsieur William
hors de lui
Lui adonné des
coups de parapluie
Oui mais le nègre
dans le noir
Lui a coupé le
cou en deux coups de
rasoir
Monsieur William
vous manquez de tenue
Qu’alliez-vous
faire dans la treizième
avenue ?
IL a senti que
c’est irrémédiable
Monsieur William
Il entendit déjà
crier le diable
Monsieur
William !
Aux alentours il
n’y avait personne
Qu’un trombone
Chantant la peine
des âmes
Un aveugle en
gémissant
Sans le savoir a
marché dans le sang
Puis dans la nuit
a disparu
C’étaIt p’t’-êtr’
le destin qui marchait
dans les rues
Monsieur William
vous manquez de tenue
Vous êtes mort
dans la treizième
avenue ?
Bien sûr, dessin et
destin de cette errance
vont, se modifier. Les
composante
mélancoliques,
poétiques, politiques ne
cesseront de se
déplacer, de changer de
visage et de rhétorique
suivant les cadres
socio-historiques aussi
bien que les schémas
intellectuels et
musicaux des auteurs.
Aussi, avançons-nous
prudemment cette
hypothèse que de la
chanson réaliste
“ classique ” aux
auteurs contemporains,
on va plutôt d’une
description de l’état
physique des errants à
l’évocation d’états
symboliques de
l’errance. Prudemment,
car la frontière n’est
pas étanche. Et l’esprit
métaphorique de
l’épreuve, toujours
présente dans tous les
textes ou musiques ou
inspirations vocales.
Je transportais avec
moi, un tel fardeau de
détresse que toute ma
vie, j’étais sûr, se
passerait à errer[88].
C’est Jean Genet que
nous retrouvons pour
circonscrire ce lyrisme
de l’errance, dont les
gammes, dans ces corpus
chansonniers, peuvent se
définir comme suit :
-
L’errance, métaphore du
tragique transcendant et
quotidien, c’est la
figure sociale du sans
lieu, du sans loi, du
sans repos que nous
retrouvons au centre de
la chanson réaliste
classique.
-
C’est aussi, la figure
du vagabond sublime.
Barbara sur Il pleut
sur Nantes
va aussi immortaliser le
portrait de son père.
Michèle Bernard, dans
plusieurs textes, Maria
Szusanna , Nomade …
chante :
« Ce
désir, si fort de partir
Pour ne pas
trahir
L’enfant qui va
sa vie
Coûte que coûte
Sur l’infini des
routes »[89]
-
C’est aussi la figure
persistante du vagabond
vaincu par le chagrin,
par l’infortune de
mourir et d’aimer.
-
C’est encore, la figure
critique de l’exilé.
Sous cet angle, le ton
devient plus politique,
plus polémique que ce
soit avec Catherine
Ribeiro, Michèle
Bernard, Anna Prucnal ou
Mano Solo.
« Madame
Tiou est un peu folle
Faut dire que ça
déboussole
D’quitter un jour
ses parents
Au beau milieu
d’une flaque de sang »[90]
-C’est enfin, la
figure-limite du
pourchassé …qui a les
chiens policiers ou la
mort aux trousses.
Il
y a donc une histoire,
une aura chansonnières
des errants, du
nomadisme des peuples
dont le
réalisme classique et
contemporain porte
témoignage. Pour clore
sur une création récente
charriant les échos de
cette tradition toujours
renouvelée, je choisirai
l’exemple de Noire
Nounou[91],
chanson où se rencontre
musicalement et
littérairement, poétique
de l’Autre, critique de
l’exil et mélancolie de
l’exilée. Sur toile de
fond polyphonique, sur
rythmique alternée de
berceuse et de mélodie
ondoyante,
l’auteur-compositeur
Michèle Bernard, dans
son dernier album, signe
un chant d’errance
traînant dans ses
sillages, les résonances
adoucies du Spleen, le
constat d’une maldonne
sociale et la tendre
gravité du Blues que
sert l’assurance et la
ronde ampleur de son
registre vocal
d’interprète :
« …De
ta voix rhum et cannelle
Tu groggies les
plus rebelles
Et le scorpion
sans histoire
Dort au chaud
dans ta voix noire …
Dans cette église
au mois d’août
Où allez-vous
noire nounou ?
Pourquoi toutes
ces valises ?
Et la peur qui se
précise
Dans un billet de
départ
Le retour des
idées noires ».
Ainsi
Etudier la
chanson populaire,
Champfleury le disait
déjà,[92]
suppose un incessant
travail de recueil, et
un soin apporté à la
procédure du corpus que
l’on cherchera toujours
à étendre, et cela dans
un questionnement
permanent des filiations
… rhétoriques, vocales,
symboliques,
sémantiques, musicales
ou scéniques. Ainsi, à
travers brindilles et
éclats rassemblés, à
travers leur
poétique vague[93]
peut-on découvrir la
valeur non seulement
anecdotique, mais
également iconique des
instantanés sociaux,
moraux, sensibles
animant cet art – si ce
n’est pauvre, du moins
toujours minimal,
puisque toujours à
portée de souffle et de
corps – de la chanson
qui, ici, compose avec
tous les noirs, toutes
les noirceurs sur la
face cachée de la vie et
des villes.
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Je vis
dans un monde
pas fait
Pour Moi
Un monde
de chiens –
loups
Fait
Pour
Personne
Catherine
Ribeiro
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