Parce qu'il n'existe
pas de voix parlée, écrite ou
chantée sans port d'attaches, je
commencerai par l'évocation
personnelle d'un bref récit.
Celui de cette expérience
lointaine d'un ravissement par
la voix, par une voix ; parole
grondante, fondatrice, disparue,
ouvrant en soi un idéal d’aube,
terrible et doux, un besoin
d’aile, un bonheur sauvage,
propageant en soi l’embrun d’une
solitude, d’une beauté à pierre
fendre, halant en soi la mémoire
nocturne d’une ferveur, d’un
frisson.
Dans ma petite enfance - c’était
jour de pluie ou bien jour
d’ennui - j’entendis par hasard
Alice Bloch, Marianne Oswald de
son nom de scène. Elle racontait
des légendes venues des quatre
continents, sur les ondes de la
TSF. J’ai tout arrêté, tout
s’est arrêté, j’ai écouté.
Après, toute la semaine, j’ai
attendu son retour. Elle revint.
La cuisine donnait sur une cour
étroite, je m’asseyais à la
table, près de la fenêtre, près
du poste, un peu avant l’heure.
Dans la pénombre, recueillie,
alertée, j’étais au rendez-vous.
Et tous les jeudis, le passage
enchanté s'opérait brutal,
infini. Littéralement rivée à
cette voix comme à mon salut, je
naissais à quelque langue
abandonnée d’un fantastique
lignage ; j’allais vers quelque
musique insaisissable, sibylline
- antique robe sonore - qui me
sembla toujours, à moi seule,
destinée.
Maintenant dis à ton cœur
qu’il vienne près de moi,
comme vont venir vers tes
oreilles mes paroles
qui te diront ce que c’était
l’île aux monstres[1]…
La grande diseuse m’invitait au
banquet des fables, j’accourais…

Bien plus tard, je découvris son
répertoire chanté. Weill-
Brecht, Tranchant, Cocteau,
Prévert. Réalisme social des
uns, réalisme poétique des
autres : Marianne la rouge,
ainsi baptisée par Jean Cocteau,
les aborde avec la même exigence
d’âpreté. Je l’écoute à nouveau.
A nouveau, je me lie à
l’étreinte de son souffle, mais
craignant cette fois, de ne pas
retrouver dans ces autres chants
et cette autre évocation du
monde, mes premiers
envoûtements. Vaine
appréhension. A nouveau, je me
soumets à cette évidence de
l'effroi et du rêve ...dans la
voix, pourtant sortie du conte –
cet univers d’épreuve et
d’épouvante en attente de
dénouement - pour dire entre
paroles féroces et phrasé
brusque, le chaos et les
saccages sans rémission de
l’histoire qu’il faut vivre.
« Et
nous aussi vivants guignols
Nous avons récolté bien
des coups
Héros obscurs…quelle
torgnole
Quand l’arrière nous
gueulait « jusqu ‘au bout ! »
Va jusqu’au bout de ta
misère
Va jusqu’au bout du
désespoir
Dans le charnier sanglant
de guerres
Hardi guignol ! vers le
trou noir
Hop-là boum ! …
C’est le massacre des
pantins innocents
Ah ! visez bien nos
pauvres gueules
Puisque nous sommes tous
trop veules
Pour taper sur les
puissants[2] »
Plus tard encore, je glanais
quelques informations éparses
sur elle. Elle avait choisi son
patronyme d’artiste en souvenir
d’une image, celle du jeune
homme aux yeux tristes du
théâtre de Strasbourg, celle
d’un jeune homme maigre qui
réclamait le soleil. La
chose la plus impressionnante
était bien sûr cette opération
chirurgicale de la gorge à
l'adolescence, cette entaille
violente qui la laissa aphone
longtemps. Telle Eurydice
revenue de l’enfer et portant
trace fantomatique de son
cauchemar, de sa mort, sa voix
était un jour réapparue porteuse
d’accents sidérants, désormais
faite pour crier le
désespoir, la rage, la rancœur,
les complaintes de l’opéra de
Quat’Sous[3].
J’appris alors l'étonnement, la
peur, la rumeur indignée des
autres, publics de cabarets, de
théâtre à l’égard de cette voix
sans voix qui donnait la
chair de poule, qui leur
tendait son abîme. Je compris
déclare-t-elle que c’était ma
voix qui, malgré moi, avait
blessé et irrité les auditeurs
en leur mettant sur la gorge la
lame du souvenir.
Sourabay Johnny[4]
Bon dieu tu sais que
j’t’aime trop
Sourabay Johnny
Pourquoi qu’j’ai le cœur
gros ?
C’est qu’t’as pas d’cœur,
Johnny
Et que j’t’ai dans la
peau …
Le style de Marianne triomphe
dans ce blues de « happy end »
devenu emblématique de
l’association Weill-Brecht. Mais
c’est pourtant l’interprétation
plus impudente, plus chatoyante
d’une Anna Prucnal, vêtue de
strass et de cuir noir, un soir
d’automne à Nantes, dans les
années quatre vingt, qui
s’impose sur cette mélodie, dans
ma mémoire.
Surabay
Johnny
Warum bis
du so rauch
Surabay
Johnny
Mein gott
Ich liebe
dich so
Surabay
Johnny
Warum bin
ich nicht froh
Du hast
kein herz, Johnny
Und ich
liebe dich so...
Marianne entrevue,
effacée, en pointillé. Marianne
en fuite. Marianne secrète.
J’aime l’idée de ce mystère
sitôt levé, sitôt repris ;
j’aime ce suivi par infimes
suggestions qui m'accompagnent
de loin en loin. Qui souhaite
trop de lumière sur ses
passions, veut à coup sûr les
tuer. Je n'ai jamais trouvé le
seul ouvrage qu'elle ait écrit.
Il a pour titre - je n'ai pas
appris à vivre - dans
l’édition française de 1948 et
s’intitule tout aussi
étrangement - One small voice
- dans la première mouture
anglaise. Elle y parle, dit-on,
de son enfance et de sa jeunesse
dans la ville de Sarreguemines,
alors allemande depuis 1870[5].
On prétend le livre introuvable.
Je n'ai pas bien cherché. Entre
mon désir de savoir et celui de
retenir cet halo d’énigme qui la
protège, il y a ce manuscrit
quelque part, inaccessible,
perdu, oublié dans un
déménagement ou bien gardé par
quelque collectionneur jaloux.
Et revoilà la voix de la
conteuse qui parle de trésor
enfoui ... Enfant, j'ai
spontanément et dans le bonheur,
accueilli la terrible voix
arrachée au silence. Je lui ai
fait place, fait face parce
qu'elle me transportait dans le
temple d’un imaginaire bruissant
aux paroles roulant sous la
houle, s’entrechoquant comme des
galets, parce qu’elle
m’inventait, parce qu'elle me
laissait libre et large comme la
mer. On n'explique pas l’attrait
d'une voix surprenante dont le
tracé peut infléchir votre
manière de communier avec
l’ordinaire et humaine
musicalité de votre langue.
De mon émerveillement, je ne
connais que la force et si peu,
les chemins délimités en son
sillage. On aime les voix qui
ont du passé, qui sont
rugueuses, qui charrie des
cailloux, qui porte quelque
chose de lourd de la vie qui a
vécu dans la voix. On trouve la
voix de Marlène émouvante parce
qu’elle est la plus
contradictoire, la plus
sensuelle, rouée et la plus
juvénile à la fois. On aime la
musique de Nino Rotta, savante
et enfantine, parlant de la
dérision, du cirque, de
sentiment, de tout à la fois…
affirme au micro de
France- Musique, le compositeur
de musique de film. Peut-être
aimais-je ainsi la voix de
Marianne, comme cette source et
surgissement d’impressions
totales, vitales, instables,
mais cela me semblait plus
indéchiffrable encore.
Quelques cinéastes se sont
aventurés dans l’écriture de ce
puzzle affectif et mental des
images acoustiques primaires[6].
En 1989, Terence Davies[7]
tente cette approche des
archétypes sonores d’une enfance
des années cinquante, à
Liverpool, en milieu ouvrier.
Disputes, désarrois familiaux et
comédie musicale se succèdent
dans cette rythmique de la
mémoire. Voix violente du père,
voix apaisante des crooners
américains, chorus des frères et
sœurs : autant de distant
voices, ramenant des
lambeaux de la conscience, les
vestiges et l’épure - still
lives – de blessures
toujours mobilisables.
L’énoncé discursif n’a pas la
capacité de la caméra, toutefois
avant l'analyse des marqueurs
sociaux de la voix, avant celle
des chanteuses "réalistes" dont
les interprétations furent
souvent décriées, encensées ou
gommées au gré des modes, je
voulais esquisser en quelques
traits, ce qui est souvent mis
hors jeu du raisonnement. Le
choc initial, l’inconnu. Celui
dont on pressent l’importance
dans une recherche, dont on
ignore pourtant et la teneur
exacte et le cheminement. Mais
livrer de façon abrupte ou même
maladroite, cet ébranlement
initiatique, c’est aussi avancer
vers l'un des premiers éléments
de la "reprise intérieure", si
nécessaire à l'anthropologie
d'un tel objet.
Éblouissement muet de l'origine,
greffe ultérieure des
rationalités investigatrices et
savantes : c'est dans ce
paradoxe de la compréhension que
nous sommes contraints de
travailler. Avant toute
hypothèse de travail, je me
contenterai d'affirmer le
constat biographique de ce lien
mystérieux. En amont de mon
écoute des voix réalistes,
avant Fréhel, Damia, Piaf et les
autres, je sais innocemment et
sûrement qu’il y a Marianne
mythique qui me préforme l’ouïe.
L’acte et l’emprise de l’écoute
aboutiraient-ils dans quelque
galerie d’insoupçonnables
miroirs vocaux ? Selon quelle
intuition, inconscience ou
clairvoyance possibles de telles
confluences ? Il faudra tenir
compte de ces filtres
implicites.
En effet, c’est dans cette
intervocalité vagabonde
enregistrant le chant préverbal
des mots que germent nos
tarabusts. Pascal Quignard
emploie ce terme, dérivé du
vieux verbe français pour
désigner le tambourinement de
l'obsession. Ce sont là
groupe de sons asèmes qui
toquent la pensée rationnelle à
l'intérieur du crâne et qui
éveillent ce faisant une mémoire
non linguistique[8].
Oui, c'est bien de cela dont
il s'agit, au commencement, il y
a Marianne Oswald, parée de l’aura-lité
cadencée des légendes, qui me
tarabuste. Il y eut Marianne et
surtout le monotype de cette
voix tel qu’il s’encra en mes
écorces.
Voix tutélaire qui me parlait,
voix sombre et généreuse, qui me
lovait en ses symboles, ses
couleurs, son battement. Je lui
dois l'élan vers ces voix-sœurs
d'écart et de démesure, imposant
en creux des mots -
mélodramatiques, sarcastiques
peu importe la tournure
culturelle du pathétique qui les
habille, finalement - le style
puissant des émois déchirés ou
cruels, le style inspiré des
allégresses mues par quelque
funeste péril.
En cours d’enquête, j’appris
d’ailleurs que ce pressentiment
de parenté esthétique n’était
pas seulement subjectif. Malgré
les étiquettes distribuées - à
l’une, venue des cabarets
littéraires berlinois, la
distinction poétique, aux
autres, poussées par hasard, la
marque plébéienne de la
goualante - elles avaient
parfois partagé des chansons,
des auteurs ; elles s’étaient
parfois situées dans des
répertoires voisins.
Embrasse-moi[9]
Embrasse-moi longtemps
Plus tard, il sera trop
tard, notre vie c’est maintenant
…/…
Si tu cessais de
m’embrasser
Il me semble que je
mourrai étouffée
T’as quinze ans. J’en ai
quinze
A nous deux on a trente.
A trente ans on est plus des
enfants
On a l’âge de travailler.
On a bien celui de s’embrasser
Plus tard, il sera trop
tard, notre vie c’est maintenant
Embrasse-moi !
(exclamation finale parlée )
L’élément vocal se façonne sur
le tissé sensoriel des
identifications qui nous
transportent. Amours d'avant,
amours perdues, amours présentes
en une même et complexe croisure
de cicatrices et d’abandons.
Etudier le parler ou le chanter,
c'est aussi savoir – cette ombre
primordiale de la grande
récitante me le rappelle - que
l'émotion des voix tombe sur
vous tout d'un coup, que ce
vertige central, furtif est
l’envers caché, le signifiant
nié des discernements et
spéculations de l’analyse,
accessible seulement comme
inconnaissable. Ainsi la voix
qui paradoxalement, précède le
langage et procède de la parole,
nous invite-t-elle à entrer dans
ces dialogiques humaines
proposées par Edgar Morin, la
dialogique sapiens-demens,
la dialogique prose-poésie[10].
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